Le 9 novembre prochain l’Allemagne célèbrera le 30ème anniversaire de la chute du Mur de Berlin. Un événement qui mêlera fraternité, émotion et unité. Pourtant, depuis quelques jours, la capitale allemande pose son regard et se passionne pour un match de football dont les racines sont intimement liées à l’histoire du « Mur de la honte ». L’affrontement entre Union Berlin et le Hertha BSC sera le premier entre les deux clubs dans l’histoire de la Bundesliga et à défaut d’être le derby qui dépasse tous les autres en matière d’hostilité, celui-ci pourrait bien devenir le plus atypique d’Europe. Gros plan sur le « Stadtderby » de la capitale Teutonne.
La notion de derby dans le sport renvoie généralement à l’affrontement entre deux clubs d’une même région, d’une même ville, sur un fond de rivalité, de haine voir de violence et dans une atmosphère politique, sociale ou idéologique. Les exemples sont nombreux et quasiment toutes les capitales d’Europe possèdent un grand derby dans l’imaginaire culturel footballistique : Rome, Madrid, Lisbonne, Londres, Athènes, Istanbul. Mais Berlin dans son exception presque singulière rappelle que son football est loin d’être dominant sur les scènes européenne et nationale. Depuis 1963 et l’ère Bundesliga, la capitale allemande est la ville la plus représentée avec cinq participants (Blau-Weiß Berlin, Tasmania, Tennis Borussia, Hertha BSC et le petit dernier et seul représentant de l’ex-DDR, l’Union Berlin), pourtant aucun n’a réussi à inscrire son nom au palmarès du championnat. Par ailleurs, seul le Hertha s’est installé dans la durée, non sans connaitre des périodes d’irrégularité (deux descentes en D2 depuis 2009).

En 55 saisons de Bundesliga, 4 rencontres seulement ont opposé des clubs de la capitale l’un face à l’autre. Ainsi, lors des saisons 74/75 et 76/77, le Hertha BSC affronte le Tennis Borussia (qui effectuera l’ascenseur durant cette période) pour la suprématie locale. La logique est respectée lors des trois premiers duels, avec trois victoires du Hertha, prétendant déclaré au titre. Mais surprise, le TBB s’impose lors de l’ultime rencontre en 1977 (2-1) ce qui n’empêchera pas sa relégation. Quoi qu’il en soit, Berlin est une ville frustrée par si peu de réjouissance. Pour preuve, les 75 000 places du stade Olympique sont prises d’assaut pour le premier stadtderby, le 16 novembre 1974 (0-3). Le jour même, le Tagesspiegel titre symboliquement pour l’occasion, « Une première mondiale », suffisamment révélateur de la ferveur de la population locale pour le ballon rond. Mais la situation de Berlin est problématique, la ville est divisée en deux depuis le début de la guerre froide et la partie Ouest est un îlot perdu en plein cœur de l’Allemagne de l’Est. Pas simple d’instaurer une place forte de la Bundesliga dans un territoire qui n’est pas directement rattaché à la RFA. Tandis qu’à l’Est, la donne est différente.
Dynamo – Union : les ennemis héréditaires de l’Est
À l’époque de la DDR, le sport sert d’appareil de propagande au régime socialiste, le football n’échappe pas à cette logique et chaque club est la vitrine d’une entité politique ou économique qui le finance (ex : l’armée, les cheminots). La principale de ces entités étant la Stasi, la police politique du régime. Cette dernière possède le club du Dynamo Berlin et son président, Erich Mielke, n’est qu’autre que le ministre de la Stasi. Durant son « mandat » et grâce à ses méthodes peu conventionnelles (corruption arbitrale, achats forcés des meilleurs joueurs des équipes concurrentes), le Berliner Fussball Club, appellation officielle du Dynamo, impose une domination outrageuse en remportant le championnat de 1979 à 1988. Une telle hégémonie n’est pas appréciée, en particulier car s’opposer au BFC c’est s’opposer au régime.

Un club représente cette dissidence, c’est Union Berlin. Créer (ou recréer) en 1966 sous l’appellation SC Union Oberschöneweide, en référence au quartier voisin de Schöneweide dans le sud-est de Berlin, il n’appartient à aucune entité étatique et regroupe principalement des ouvriers qui manifestent une hostilité totale envers la dictature communiste. Fort de cette identité au look Punk, Union ne s’affirme pas comme un concurrent au Dynamo sur le plan sportif. Le palmarès de l’Eisern est maigre – 1 Coupe d’Allemagne de l’Est en 1968 – et ce dernier effectue des allers-retours fréquents entre D1 et D2. Qu’importe c’est bien sur le plan idéologique que le petit club du quartier de Köpenick s’apparente comme un adversaire politique crédible, porté par la jeunesse insoumise. À l’occasion des derbys, cette dernière chante dans les travées de l’Alte Forsterei, « faites disparaître le mur » lorsque les joueurs du Dynamo forment un mur sur les coups francs. Un pied de nez, mais un acte contestataire fort alors que les membres du SED, le parti au pouvoir, assistent à toutes les rencontres du Dynamo. Fortement surveillée par la Stasi, la foule empêche cependant toute répression en préservant l’anonymat. C’est dans ce contexte de contestation que va naître la solidarité footballistique Est-Ouest par-delà le mur.
Une histoire d’amitié à l’ombre du Mur
Le stade de l’Union n’accueille pas que des supporters du club local, grâce à leur autorisation, les Berlinois de l’Ouest peuvent se rendre librement dans la partie Est de la capitale. Parmi eux, quelques centaines de fans du Hertha viennent régulièrement à Köpenick pour soutenir l’Union et manifester leur haine mutuelle envers le BFC, instaurant l’idée que « tous les supporters de l’Union ne sont pas des ennemis de l’Etat. En revanche, tous les ennemis de l’Etat sont supporters de l’Union ». L’entente cordiale s’instaure entre les ultras des deux camps, à l’image des chants entonnés durant les matchs « Union – Hertha : même nation » ou « nous nous dressons ensemble comme le vent et la mer, le Hertha bleu et blanc, et le FCU ». En retour, les Berlinois de l’Est se déplacent par milliers pour supporter le club de Charlottenburg, lors des rencontres de Coupe d’Europe à l’Est du rideau de Fer, comme à Plovdiv ou Prague, où 5000 supporters s’y rendent en 1979 pour un match contre le Dukla. Les manifestations de soutien ne s’arrêtent pas là, des produits dérivés sont créés et les hooligans des deux équipes s’organisent pour attaquer les ultras adverses du Dynamo Berlin et du Dynamo Dresden.

Le poing d’orgue de cette amitié marquera, paradoxalement, son déclin. Le 11 novembre 1989, soit deux jours après la chute du Mur, le Hertha joue à domicile contre le SG Wattenscheid afin de conserver la tête du championnat de D2 (1-1). Pour l’occasion 10 000 places gratuites sont octroyées aux Berlinois de l’Est qui peuvent enfin se rendre à l’Ouest. L’engouement dépasse les espérances et 60 000 personnes assistent au match, au lieu de 10 000 habituellement. L’idée d’un match amical entre Hertha et Union est lancée, se concrétisant le 27 janvier 1990 à l’Olympiastadion devant 50 000 spectateurs. Le prix du ticket est fixé à cinq Marks peu importe la provenance. Le Hertha BSC s’impose sur le score de 2-1 mais seule la communion est à retenir. Un match retour est planifié, mais le succès n’est plus au rendez-vous, puisque l’on dénombre seulement 4000 présents à l’Alte Forsterei en aout 1990.
Une rivalité de circonstance
L’altération de cette amitié provient de la chute du Mur en lui-même et de la réorganisation de l’Allemagne après la réunification. Sportivement, les clubs de RDA sont incorporés dans les différentes divisions du football Ouest-Allemand (loi 2+6). À ce petit jeu, le Dynamo Berlin se voit envoyer en Ligue régionale, conséquence de sa trop grande proximité avec le pouvoir communiste. En disgrâce auprès de tous ses soutiens, populaires comme sportifs, le BFC ne parvient pas à suivre le rythme et végète aujourd’hui en D4 où il a côtoyé la réserve de son grand rival, Union. Pour ce dernier, la transition n’a pas été simple non plus, en proie à de graves soucis financiers, l’Eisern a galéré avant de se stabiliser en D2 à partir de 2009 (avec l’aide de ses supporters). Durant cette période de 10 ans dans l’antichambre de l’élite, Hertha et Union se rencontrent quatre fois (2010/11 et 2012/13) avec à la clé une réelle rivalité sportive et pour le moment un bilan équilibré (1 victoire chacun et 2 matchs nuls). Pour Ante Covic, « la rivalité que nous avons aujourd’hui s’est accrue au fil des années et pour diverses raisons » avant de poursuivre ; « Il existe une grande rivalité sportive entre les deux équipes. Les deux clubs ont également des façons de penser complètement différentes ».

L’amitié entre les fans vivait de l’existence du mur, l’aversion commune envers cette frontière de la honte était un élément important de cette alliance. La division politique a laissé place à la division sociale et économique. Les deux clubs se réclament d’une identité complètement différente. Football populaire d’un côté, qui se veut toujours fidèle à ses valeurs malgré des adaptations liées aux contraintes de la montée en Bundesliga (hostilité des supporters envers le sponsor maillot l’été dernier), afin de grandir marche après marche (augmentation de la capacité du stade à 37 000 places pour 2021). Football spectacle de l’autre, à coût d’investissements financiers conséquents afin de garantir un projet sportif sur le long terme. En effet, Lars Windhorst veut faire du Hertha le « grand club de la ville » en s’assurant de jouer la Ligue des Champions de manière régulière après avoir investi 125 millions d’euros pour acquérir 37,5% des parts de Die Alte Dame en juin 2019. « Le Hertha est un club pour tout Berlin, ce qui se voit dans le fait que nous nous entraînons dans les 12 arrondissements de Berlin. Union est exclusivement centré sur Köpenick. Nous sommes très transparents et voulons être ouverts à tous les habitants de Berlin. Nous voulons voir des maillots bleus et blancs partout et je pense que nous sommes sur la bonne voie ». Comme le résume Ante Covic, la rivalité s’organise aujourd’hui autour d’influence territoriale.

Derby par la proximité géographique, puisque 25 km de distance séparent les deux stades, et par les enjeux sportifs « Il est clair qu’un derby a une signification sportive particulière et que nous adaptons en conséquence notre approche au pouvoir » justifiait la police berlinoise après plusieurs descentes chez des membres ultras des deux clubs depuis plusieurs semaines. L’affiche opposant Union Berlin et le Hertha BSC revête des dimensions historiques et politiques sous-jacentes qui rendent cet événement si spécial. Placé une semaine avant les célébrations de la chute du Mur, l’enjeux ne doit pas s’institutionaliser dans ce contexte pour Dirk Zingler ; « Pour moi, c’est un derby, ce qui implique une rivalité, une démarcation et une lutte des classes footballistique. Donner à cette rencontre un caractère amical sous prétexte de jouer pour l’unité de l’Allemagne est absurde ». Vous l’aurez compris, l’attente est grande, les places pour les matchs aller et retour sont toutes parties en trois heures de temps et sont aujourd’hui en revente aux alentours de 1000 euros sur le marché noir. Pour Timo Dobbert, un supporter du Hertha, c’est une chance de créer une culture différente, comme Berlin a si bien su le faire dans d’autres domaines que le sport : « Je crois que ce serait formidable si Berlin était la seule ville en Europe où deux clubs de première division et leurs fans étaient solidaires ».