Depuis son accession au plus haut niveau, Chris Froome a toujours stigmatisé, en tout cas sur le territoire français, une certaine forme de défiance, voire parfois de haine. Il a souvent été pris à partie par une part du public (je me refuse à parler de fans) parfois à travers des gestes ou messages que je ne souhaite pas évoquer. Mais pourquoi ce coureur a-t-il généré ce désamour ? Et pourquoi n’a-t-il jamais pu concrétiser une relation fusionnelle avec un public dont il n’eut pourtant de cesse de courtiser l’affection ? Et au crépuscule d’une carrière, que faut-il garder de ce coureur clivant ? Mise en abîme.
Pour comprendre, embarquons à bord de la Delorean et partons explorer un peu le passé. Destination : 2010. On arrive pile au moment où la carrière de Froome prend son envol. Après un court passage chez Barloworld, le coureur anglais signe, à 25 ans, un contrat le liant à l’équipe Sky, récemment créée. On tient là, dans l’acte originel de cette union, une bonne partie des éléments pour appréhender la relation “je t’aime moi non plus” évoquée plus haut.
De l’anonymat au sommet du cyclisme mondial
D’abord, il vient de Barloworld, une équipe peu connue. Même s’il a quelques résultats honorables lors de son année avec eux, personne n’entrevoit l’ascension fulgurante qui va suivre : en 2011 (Vuelta), 2012 (lieutenant magnifique de Wiggins sur le Tour) puis 2013 (première victoire sur la 100ème édition du Tour). Et une éclosion trop rapide, trop soudaine, c’est suspect. D’autant plus que le cyclisme d’alors est hanté par les affaires à répétition qui l’ont récemment touché : la bande à Armstrong, la Rabobank de Rasmussen, les Saunier Duval de Piepoli et Ricco, la Gerolsteiner de Schumacher ou Bernhard Kohl, le podium « out of nowhere » de Rumsas, et j’en passe. Cela laisse des traces. Dans la genèse du Chris Froome, quadruple vainqueur du Tour de France, il y a donc d’abord tout ça. Il est vu comme le digne successeur d’une dynastie du mensonge. On ne peut plus croire à l’exploit et à la belle histoire. Alors ce long morceau de corps sans style qui se met à voler en montagne, forcément…

Nouvelle équipe, nouvelles méthodes et spectre des années Armstrong
Autre chose qui déplaît chez Froome, c’est précisément cette affiliation à la team Sky, qui densifiera toujours le voile d’ombre recouvrant ses performances. Froome serait devenu Froome, grâce au « savoir-faire » de Sky. Avec tout ce que cela implique de doutes, d’interrogations et de méfiance. Il n’était rien avant, hégémonique et tout-puissant après. Suspicion, mon amour. Là encore, cela fait écho à un proche héritage dur à porter, celui du cyclisme des années 2000. L’équipe anglaise pâtit ainsi de la jurisprudence US Postal, devenue ensuite Discovery Channel, un empire sur lequel régna d’un gant de fer, d’un tour-minute démoniaque et d’une pharmacie de pointe, le Capo du peloton : Lance Armstrong. Sky arrive juste après, et domine trop, le parallèle se fait de manière quasi-mécanique… À leur grand dam, comme à celui du filiforme « Kényan blanc ». Mais inévitable, malgré leurs efforts pour s’en détacher. Les années Armstrong ont laissé derrière elles une odeur de soufre, une empreinte néfaste et durable sur le cyclisme, et sur ceux qui le font. Sky a en plus le défaut de partager leur culture anglo-saxonne. L’équipe est même un organe de cette nation perfide dont les soubresauts de l’Histoire ont fait, pour la France, une ennemie traditionnelle. N’en jetez plus.

Efforts de communication, transparence affichée, mais effets mitigés
Froome, et Sky, apparaissent donc dans cette réalité-là, qui les dépasse. Ils n’en sont que trop conscients, et tentent d’intégrer ce paramètre à leur façon de faire, et notamment leur communication. Rompant par exemple avec le caractère froid, impassible et presque militaire (surtout dans le rapport au secret) de l’Armstrong World Company. Adoptant une ligne médiatique de proximité, de pédagogie, de transparence (tout du moins le prétendent-ils), de dialogue, tentant d’évoquer les problèmes, d’expliquer. Froome lui-même, reconnaissons lui au moins cela, est irréprochable à ce niveau-là. Ne s’esquivant jamais, toujours présent pour répondre aux questions. Calme, ouvert, courtois, faisant l’effort pour s’exprimer en français, et apparemment soucieux d’assurer la promotion de son sport, il fait le métier. Mais bon, un ton parfois trop didactique, une communication jugée trop travaillée, donc pas assez honnête, voire un peu hautaine, tout cela agace finalement. Ajoutons en pagaille des suspicions de dopage mécanique, des envolées de moulinettes en pourcentages démentiels, des relevés de watts polémiques, ou encore les fameux « gains marginaux » imaginés dans l’atmosphère ouatée d’un caisson hypoxie et qui suscitent les railleries… Après 10 années, et quatre Grande Boucle dans sa musette, la défiance reste et restera.
Envers Froome ? Envers Sky ? Les deux sont intimement liés. Et les raisons de ce désamour forcément multiples et complexes. Un héritage lourd, on l’a dit. Des zones d’ombre. Une méfiance tenace. Un défaut de charisme. Une pointe de condescendance. Une tendance locale, aussi, à ne pas aimer ce qui gagne trop, et surtout si c’est Anglais… Dur d’isoler un seul facteur.

Alors, quelle empreinte laissera cette décennie Chris Froome ?
Le propos n’est de toute façon pas d’absoudre ou condamner qui que ce soit. Nous ne sommes ni juge ni procureur. Nous ne tenons pas non plus à nous faire l’avocat de ce diable anglo-kényan, translucide et « épais comme un câble de frein à main » qu’est Chris Froome. Nous ne savons pas plus que quiconque le fin mot de l’histoire quant aux motifs de suspicion tacitement partagés par beaucoup d’observateurs du cyclisme. On préfèrera noter que cette décennie aura rompu un peu avec la trajectoire, médiatique a minima, de la précédente. Laissant progressivement le sport revivre un peu, hors des maux chroniques qui le consument. Amorçant un virage vers de nouveaux coureurs en qui, pour la première fois depuis longtemps, on se sent de croire. Alaphilippe, Sagan, Pinot, plus récemment Van der Poel, Bernal ou Evenepoel. L’image du cyclisme a souffert. Un peu à juste titre. Un peu injustement, aussi, comme par dommage collatéral. Les remous des circonstances faisaient oublier que ce sport, avec ses valeurs, porte en lui une grande noblesse. Il brille de la beauté des sacrifices, de la souffrance inutile et des vertus du combat. Espérons que ces années Froome resteront dans l’histoire comme celles marquant la transition vers ce cyclisme retrouvé, décomplexé, et fier de lui-même. Le temps, seul, rendra son verdict. En attendant, profitons.
Pour en revenir à Froome, chacun se fera donc son opinion. Et la perception collective ne changera probablement pas. Que ce soit mérité ou non. Sur un plan personnel me restera peut-être en mémoire ce coup d’éclat magnifique, plein de bravoure, à deux jours de l’arrivée du Giro 2018 : Venaria Reale-Bardonecchia, via le Colle delle Finestre. Un chef d’œuvre tactique, l’âpreté des montagnes, un cyclisme offensif et héroïque en forme d’épopée au long cours, à la conquête de ses rêves. Et tout ça, sur les terres de Coppi, notre G.O.A.T. à nous. Un retour à l’essence-même du cyclisme.

Parce que le vélo n’est jamais aussi beau que quand il part à l’aventure, fou de liberté, le cœur vissé au pédalier. Éternel optimiste, je suis. Sue me !