N’en déplaise à certains, la portée du football dépasse de loin le rectangle vert. « Le peu de morale que je sais, je l’ai appris sur les terrains de football et les scènes de théâtre, qui resteront mes vraies universités. » confessait l’écrivain Albert Camus. Le football se révolte, il proteste. Et si je vous disais que c’est en partie grâce à lui que le Brésil a obtenu sa démocratie ? Au début des années 80, le « Docteur » Sócrates et ses coéquipiers sont à l’origine de la Democracia Corinthiana. Une expérience d’autogestion unique dans l’histoire. Retour sur cette parenthèse enchantée. (image : jdv.br)
L’éveil d’une conscience politique
En 1964, le gouvernement brésilien est victime d’un coup d’État militaire. Une dictature se met en place et entend « lutter contre la menace communiste. » La junte maintient son pouvoir de manière autoritaire, brutale. Les élections sont supprimées, les libertés restreintes. Le jour du putsch, Sócrates a dix ans. Il surprend son père dans le jardin en train de brûler ses livres dans un grand feu, par peur de connaître la torture. « Mon père avait beaucoup de livres, Le Capital de Marx, Engels ; il lisait tout, de gauche et de droite. Je n’ai pas compris le sens de son geste, ça a été un choc ». Un choc qui façonnera ses combats à venir.
Le jeune Sócrates grandit dans la banlieue de São Paulo, scolarisé dans la meilleure école de la région, entouré d’enfants pour la plupart blancs et riches. C’est sur les terrains de football qu’il est confronté à la différence, qu’il côtoie des enfants pauvres et d’origines diverses. À 16 ans, au lycée, il prend conscience de la violence du régime dictatorial. Certains camarades de classe doivent se cacher, d’autres s’enfuient pour échapper à la répression. Prénommé Sócrates en hommage au philosophe grec, l’adolescent se destine plutôt à des études de médecine. Il obtient un doctorat et hérite du surnom « Le Docteur ». En 1978, l’élégant meneur de jeu quitte Botafogo pour le Corinthians. Dans son nouveau club, il découvre une exigence à laquelle il n’était pas habitué. Sócrates est un esthète, un romantique. Il lui arrive parfois de ne s’entraîner qu’en faisant des talonnades, son geste fétiche.
« Gagner n’est pas la chose la plus importante. Le football est un art, et il devrait montrer de la créativité. »
Sócrates
Finalement, son amour du beau s’avère conciliable avec l’impératif de résultats. Le Corinthians de Sócrates, Walter Casagrande, Wladimir et Zé Maria remporte de nombreux succès et son joga bonito enchante les foules. Mais son plus grand exploit n’est pas sportif. Le hippie Sócrates, le fan de rock & roll Casagrande et consorts voient arriver en 1981 un nouveau directeur sportif. Adilson Monteiro Alves, 35 ans, est un sociologue opposant à la dictature militaire. C’est sous son impulsion que le Corinthians instaure un mode de fonctionnement inédit dans le monde du futebol : la démocratie corinthiane. Les recrues, le choix de l’entraîneur, le dispositif tactique, le programme d’entraînement… chaque décision est dorénavant soumise au vote de tous les employés, et les gains du club sont répartis de manière équitable.
Les joies de l’autogestion
Première décision collégiale : les mises au vert sont abolies. « Le groupe entier est responsable des changements. Nous pensons qu’un joueur de football ne doit pas être vu comme un professionnel différent des autres. C’est leur capacité artistique de jeu qui est spécifique au football. La mise au vert ? Je suis contre. Je trouve que c’est nocif. Ça diminue la liberté, on voit là des traces d’esclavage. Et si l’équipe est responsable, il n’y a aucun besoin de se mettre au vert », énonce le directeur sportif. Le Corinthians fait corps avec son idéologie et porte désormais une tunique frappée de l’inscription « Democracia Corinthiana » et parsemée de taches rouges représentant le sang des opposants.
Sócrates prend pour habitude de célébrer ses buts le poing levé, symbole de résistance par excellence initié par les Black Panthers. « Mes victoires politiques sont plus importantes que mes victoires en tant que joueur professionnel », affirme-t-il.
Ébranlés par les contestations, les généraux au pouvoir organisent un scrutin pour élire les gouverneurs, prévu le 15 novembre 1982. Il s’agit des premières élections démocratiques depuis le coup d’État. Quelques jours plus tôt a lieu la finale du championnat de São Paulo. Pour l’occasion, les joueurs du Corinthians portent un maillot sur lequel est écrit « Votez le 15. »
En 1983, ils profitent d’une nouvelle finale du championnat paulista pour entrer sur la pelouse avec une banderole « Gagner ou perdre, mais toujours en démocratie. » Score final : 1-0, but de Sócrates.
Un beau jour, la direction du club reçoit un télégramme des autorités qui interdit les inscriptions politique ou religieuse. Le Corinthians est sommé d’obéir à cette injonction, ce qui fera dire à Sócrates « La démocratie ne vaut rien, n’est-ce pas ? Même quand il s’agit d’un slogan… » Entretemps, le député Dante de Oliveira a proposé un amendement afin de permettre l’élection du président de République au suffrage direct. Porté par une vaste campagne populaire, le mouvement prend le nom de Diretas Já (« des élections directes maintenant ») et reçoit le soutien de Sócrates.
À l’été 1983, celui-ci se voit offrir un pont d’or par la Fiorentina. Le joueur rêve d’Europe mais choisit de lier son destin à celui du peuple brésilien. Invité à prendre la parole lors d’une manifestation, Sócrates déclare « Si l’amendement est approuvé, je ne quitterai pas le pays ! » Malgré l’ampleur du mouvement, la junte ne cède pas. Le Docteur rejoint finalement la Fio un an plus tard. En dépit de statistiques correctes, il ne s’épanouit pas en Italie. Érigeant la liberté en valeur suprême, il s’estime enfermé dans un système ne laissant pas assez de place à son inventivité et à son instinct. C’est au cours de son exil, en 1985, que l’expérience d’autogestion du Corinthians prend fin. La même année, la démocratie est restaurée au Brésil.
Pour la postérité
Fumeur invétéré, alcoolique notoire, Sócrates se laisse dévorer par ses démons. Il décède le 4 décembre 2011, à 57 ans. Il avait déclaré « Je veux mourir un dimanche, le jour d’un titre pour le Corinthians. » Quinze heures après son décès, le club est sacré champion du Brésil dans une Arena Corinthians où se mêlent les larmes et l’allégresse.
Pour son documentaire C’est pas grave d’aimer le football, le journaliste Hervé Mathoux s’est rendu au Brésil. Il y a retrouvé Walter Casagrande, qui a accepté de revenir sur cette époque : « On faisait un vote pour savoir si les joueurs mariés pouvaient dormir chez eux et les célibataires à l’hôtel. On discutait aussi sur la façon dont on allait partager l’argent des victoires. On avait décidé que tout le monde devait toucher une récompense. La dame qui nettoyait nos maillots, comme ceux qui s’occupaient de nos chaussures, le chauffeur de bus… on partageait tout avec tout le monde. Ce n’était pas que pour les joueurs. On subissait beaucoup de pressions de la part du gouvernement, mais on a avancé. »
« Le plus grand professeur de démocratie que le Brésil n’ait jamais eu, c’est le football. »
Roberto Da Matta, anthropologue
Quarante ans plus tard, la démocratie corinthiane reste un modèle d’action collective. Ces footballeurs porteurs d’un message démocratique ont permis de mettre en lumière la lutte contre l’obscurantisme. À l’heure où bon nombre de joueurs brésiliens soutiennent le président Jair Bolsonaro, nostalgique de la dictature militaire, le combat mené par Sócrates, Wladimir, Zé Maria, Walter Casagrande et Adilson Monteiro Alves ne doit pas tomber dans l’oubli. Sócrates, reviens ! ils sont devenus fous.