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Le jour où Zvonimir Boban a déclenché la guerre

Zvonimir Boban

Zvonimir Boban est un héros national en Croatie. Numéro 10 de génie, ce n’est pourtant pas grâce à son talent qu’il a accédé à un tel statut. Le 13 mai 1990 au Stadion Maksimir de Zagreb, il changea à jamais l’histoire de son pays, au cours d’un match… qui n’a pas eu lieu. Ce jour-là, pour beaucoup, Boban a déclenché la guerre. (image : These Football Times)

Un contexte brûlant

En 1945, le maréchal Josip Broz Tito rétablit la Yougoslavie. Qui de mieux que lui pour la résumer ? « La Yougoslavie a six républiques, cinq nations, quatre langues, trois religions, deux alphabets et un seul parti. » Tito maintient cette fédération d’une main de fer, réprimant fortement les nationalismes. En 1964, Charles de Gaulle déclare : « Il n’y a pas de nation yougoslave. Il n’y a que des bouts de bois qui tiennent ensemble parce qu’ils sont liés par un bout de ficelle. Le bout de ficelle, c’est Tito. Quand il ne sera plus là, les bouts de bois se disperseront », et ajoute en 1965 : « cette permanence des nationalités, ça leur en promet de belles le jour où Tito ne sera plus là pour s’asseoir sur le couvercle de la marmite. Il tient la Yougoslavie depuis vingt ans. » L’histoire lui donnera-t-elle raison ?

Alors que la plupart des États socialistes comptent sur des athlètes pour représenter l’excellence de leur système (le perchiste Sergueï Bubka en URSS, le coureur de fond Emil Zátopek en Tchécoslovaquie, la gymnaste Nadia Comăneci en Roumanie…), la Yougoslavie de Tito se doit de diffuser un message d’unité et de mise en valeur du collectif, c’est ainsi que la réussite des sélections yougoslaves dans les sports d’équipe s’avère primordiale. « Le handball français n’aurait jamais autant décollé si l’URSS et la Yougoslavie avaient continué à exister », pense Daniel Constantini.

Tito meurt en 1980, à l’aube d’une décennie durant laquelle la situation économique des républiques yougoslaves se fragilise et les velléités indépendantistes grandissent de part et d’autre. 1989 est l’année de l’escalade. Le nationaliste serbe Slobodan Milošević devient président de la république de Serbie et promeut une Yougoslavie serbo-centrée. Le Mur de Berlin tombe et l’unité des républiques socialistes avec. En 1990, des élections ouvertes à d’autres partis sont organisées en Croatie et sont remportées par l’indépendantiste Franjo Tuđman. De Gaulle avait raison.

Zagreb devint Pandémonium

Nous voilà au 13 mai 1990. Le stade Maksimir est prêt à accueillir le choc entre le Dinamo Zagreb et l’Étoile Rouge de Belgrade, les deux plus grands clubs du championnat yougoslave. La tension est à son paroxysme, l’antagonisme serbo-croate dépasse les rivalités locales. À Belgrade, s’ils continuent à se haïr, les supporters de l’Étoile Rouge et du Partizan sont liés par le combat nationaliste. Les ennemis éternels du Dinamo Zagreb et du Hajduk Split font cause commune contre les clubs serbes.

Le principal groupe d’ultras belgradois sont les Delije (braves/vaillants en serbe) dirigés par Željko « Arkan » Ražnatović, un caïd local à la botte de Milošević qui deviendra plus tard un criminel de guerre. Du côté de Zagreb, les ultras du Dinamo les plus violents sont les Bad Blue Boys. Les BBB, engagés à droite, soutiennent activement Tuđman. La politique autant que la religion (les Croates sont en majorité catholiques, les Serbes orthodoxes) sont des vecteurs de conflit entre les deux parties. Toute la police de Zagreb est mobilisée pour l’événement.

En ce dimanche ensoleillé, 20 000 personnes garnissent les tribunes du Maksimir. Parmi elles, 3 000 Delije ont fait le déplacement, même si leur chef Arkan est absent. Ils commencent à semer le trouble dans la ville, où des affrontements surviennent avec les BBB, puis rejoignent la tribune Est qui leur est réservée. C’est le début du chaos. Avant même le coup d’envoi, des panneaux publicitaires et des sièges sont arrachés et jetés par les Delije en direction de la tribune Sud, où sont massés les supporters croates. Plusieurs chants nationalistes sont entonnés, tels que « Zagreb est serbe ! » ou « Nous tuerons Tuđman ! »

Les ultras du Dinamo répliquent, ils descendent sur la pelouse pour rejoindre la tribune rivale et en découdre. Le match est interrompu. Les joueurs rentrent pour la plupart aux vestiaires. Les forces de l’ordre chargent à la matraque et envoient des bombes lacrymogènes sur les supporters croates. La police est débordée par la furia des Bad Blue Boys. Des renforts arrivent en véhicules blindés équipés de canons à eau et de tout l’arsenal anti-émeutes. Tandis que la musique continue à hurler dans les haut-parleurs et que le speaker remercie les sponsors. Comme si de rien n’était.

« Les histoires deviennent des légendes, les légendes deviennent des mythes »

Il ne reste aucun joueur de l’Étoile Rouge sur le terrain, seuls quelques joueurs du Dinamo sont encore là dont le n°10, Zvonimir Boban, 21 ans, brassard de capitaine autour du bras. Quand celui-ci voit un policier serbe s’acharner à coups de matraque sur un jeune supporter croate, il se précipite vers lui pour le raisonner. En réponse à quoi l’agent insulte puis frappe Boban. Un coup de genou dans l’estomac et un high kick dans le menton du policier. Telle est la réaction de Zvonimir Boban, qui, tel Sócrates, entre à ce moment dans la postérité.

« Je voulais simplement défendre un supporter croate. Je ne regrette pas ce que j’ai fait. Le policier n’a fait qu’obéir aux ordres, mais il se rendait coupable d’une grosse injustice. Cela m’a révolté. »

Zvonimir Boban

Bilan de l’après-midi ? 37 supporters croates, 39 supporters serbes et 117 policiers blessés, 147 arrestations et des émeutes qui se poursuivent dans les rues avoisinant le Maksimir. Le match qui n’a pas eu lieu est remporté 3-0 sur tapis vert par l’Étoile Rouge de Belgrade. Zvonimir Boban est suspendu six mois et manque la Coupe du monde en Italie. La fédération yougoslave l’avait au départ radié à vie. Des années plus tard, l’agent Refik Ahmetovic pardonne Boban. Il déclare que s’il l’avait frappé une troisième fois, il aurait fait usage de son arme. On apprend alors que le gardien de la paix n’est pas Serbe mais Bosniaque, autrement dit un musulman de Bosnie.

Fresque proche du Stadion Maksimir en hommage au geste de Zvonimir Boban pour défendre les Bad Blue Boys (image : balkanist.net)

Au printemps 1991, la Croatie déclare son indépendance. Le conflit éclate et ravage l’ex-Yougoslavie jusqu’en 1995. Le geste de Zvonimir Boban devient le symbole du soulè­ve­ment contre la domi­na­tion serbe en Yougo­sla­vie. « En Croatie, on considère que ce match fut le vrai commencement de la guerre. C’est à ce moment que l’étincelle s’est allumée. On n’a pas pu l’éteindre », raconte Pero Zlatar, directeur sportif du Dinamo Zagreb. Même son de cloche chez le journaliste serbe Vladimir Novak : « C’est un événement qui a contribué à mettre le feu aux poudres. C’était le signe que le pays allait s’effondrer. Concrètement, ce match, c’était une guerre dans un stade de foot. »

La stèle murale devant le Stadion Maksimir et sa plaque indiquant : « À tous les supporters du Dinamo pour qui la guerre a commencé dans ce stade le 13/05/1990 et dont la vie s’est achevée par le sacrifice de leur vie sur l’autel de la patrie croate » (image : @LTregoures)

Même si c’est ce que la mémoire collective retiendra, il serait faux de dire « que la guerre est venue des stades » d’après Loïc Trégourès, docteur en science politique et auteur d’une thèse sur le football dans l’espace post-yougoslave. « Dans un contexte de tensions ethniques, les rivalités entre clubs sont exacerbées parce que le stade est un endroit propice à l’expression d’un nationalisme forcené et débridé. » Boban n’a pas déclenché la guerre. Pas plus que le Torcida Split, groupe ultra du Hajduk qui, en septembre 1990, alla brûler le drapeau yougoslave au cours d’un match face au Partizan Belgrade. Pas plus que le basketteur serbe Vlade Divac, qui jeta au sol un drapeau de la Croatie après la victoire de la Yougoslavie aux Mondiaux 1990 et brisa son amitié avec son coéquipier croate Dražen Petrović.

Mais la guerre a bien eu lieu. Un conflit majeur de la fin du XXe siècle. Des milliers de morts, d’exilés, de déportés, de femmes violées. L’horreur. La Croatie a fini par reprendre le contrôle de son territoire en 1995 et la guerre prit donc fin. On sait l’impact que peut avoir le football mais le coup de pied de Zvonimir Boban n’a pas provoqué un tel chaos. Il n’a fait qu’accélérer le délitement de la Yougoslavie et servi de prétexte à des nationalistes qui instrumentalisaient le football à des fins bellicistes.

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