L’Angleterre a George Ford et Owen Farrell, la Nouvelle-Zélande a Richie Mo’unga et Beauden Barrett, la tendance d’aligner deux ouvreurs ensemble gagne du terrain dans le rugby mondial. Jusqu’à présent, le XV de France s’y est toujours refusé. Mais avec la profusion de demi d’ouvertures talentueux à sa disposition, doit-il envisager de changer son fusil d’épaule ? Éléments de réponse. (image : Federico Pestellini / Panoramic)
La tradition anglo-saxonne du 5/8
Rôle méconnu en France, le cinq-huitième est en fait un second demi d’ouverture. Si on désigne les joueurs de la charnière comme des 1/2 et les arrières comme des 3/4, nos amis d’outre-Manche les appellent 4/8 et 6/8. Entre les deux ? Le 5/8, un n°12 hybride entre l’ouvreur et le centre. Ils sont fous ces Bretons ! Depuis la fin du XXe siècle, cette configuration s’est imposée au sein de plusieurs clubs et sélections.
Au cours de sa carrière, le légendaire Jonny Wilkinson a souvent été associé à un 5/8. En sélection, où il a longtemps joué à côté de Mike Catt, ouvreur de formation mais utility back d’excellence. En club aussi, où il a été champion d’Europe avec Matt Giteau comme premier centre sous les couleurs toulonnaises. Toby Flood, un temps présenté comme son successeur, a beaucoup évolué au centre avec Wilkinson à l’ouverture, que ce soit avec Newcastle ou le XV de la Rose. Lors de son passage à Toulouse, il fut majoritairement utilisé en 12 aux côtés de Luke McAlister, avec un succès relatif. Ce même McAlister, lui-même parfait 5/8 des All Blacks de Graham Henry, qui avait trouvé en lui le complément idéal à Dan Carter.

Formé en tant que premier centre, Daniel Carter débute à ce poste aux Crusaders, l’ouverture étant confiée au maestro Andrew Mehrtens. Il s’y révèle et à 21 ans, il est sélectionné pour le Mondial 2003. Toujours au centre, puisque Carlos Spencer est le demi d’ouverture titulaire. Il faut attendre 2005 pour que Carter prenne le pouvoir. Désormais installé en 10 aux Crusaders, il revendique naturellement la même place en sélection. Graham Henry trouve alors la parade. Carter sera son ouvreur, mais il sera associé au jeune Luke McAlister. Un gaucher, un droitier, deux joueurs capables d’occuper le terrain comme d’attaquer la ligne d’avantage. Cet éventail de possibilités tactiques est le principal argument des entraîneurs qui ont recours au 5/8.
Deux 10 valent mieux qu’un
C’est ainsi que de nombreux techniciens se laissent tenter. Alors qu’il faisait partie des meilleurs 10 du monde, Giteau a passé la plus grande partie de sa carrière au centre. Avec Wilkinson à Toulon, comme rappelé plus haut, mais également avec les Wallabies. D’abord avec Stephen Larkham puis avec Quade Cooper et enfin avec Bernard Foley durant la Coupe du monde 2015. Une compétition qui aura aussi vu l’Écosse jouer avec deux ouvreurs (Finn Russell et Peter Horne) et l’Argentine avec trois (Nicolás Sánchez en 10, et une paire de centres Hernández – Bosch) !
Et si à cette époque, l’Angleterre préférait une composition avec Farrell à l’ouverture et deux centres traditionnels (Barritt et Joseph), elle est revenue à l’utilisation d’un cinq-huitième quand le jeune George Ford a éclos et a poussé le bad boy des Sarries au centre. Les All Blacks, qui avaient abandonné cette configuration au profit d’une paire de centres Nonu – Smith dont la complémentarité n’a eu d’égale que la régularité, sont eux aussi revenus à un schéma à deux ouvreurs (Richie Mo’unga et Beauden Barrett). La différence ? Pas de 5/8 mais un demi d’ouverture placé à l’arrière.

Qu’est-ce que ça change ? Eh bien, qu’il soit placé au centre ou au fond du terrain, le second 10 a le rôle de décharger le premier d’une partie de ses responsabilités à la création et dans le jeu au pied. La configuration choisie dépend donc surtout des profils à disposition. Grâce à ses qualités de vitesse hors-normes, Beauden Barrett s’avère être un excellent relanceur et possède toute la panoplie d’un 15. Il serait de toute évidence moins à l’aise au centre, où il aurait moins d’espaces pour s’exprimer et où son manque de densité physique se ferait sentir dans le secteur défensif.
Toutefois, cette association de Mo’unga et Barrett est particulièrement contestée. Présentée comme l’une des causes de l’élimination des Blacks en demi-finale du Mondial 2019, elle fut pourtant conservée par le successeur de Steve Hansen. Est-ce vraiment étonnant puisqu’il s’agit de Ian Foster, qui était son adjoint ? Il sera intéressant d’observer si la situation perdure mais je plaide pour un repositionnement de Barrett à son poste de prédilection. Ferait-il mieux que Mo’unga à l’ouverture ? D’évidence, oui. Peut-on trouver un arrière aussi bon que lui ? Je serais tenté de répondre oui. Avec Damian McKenzie, Will Jordan, Jordie Barrett voire David Havili, la Nouvelle-Zélande dispose d’un réservoir largement suffisant à ce poste pour ne pas avoir besoin d’y maintenir coûte que coûte Beauden Barrett.
Des essais en France
La France n’a pas cette culture du cinq-huitième. Néanmoins, plusieurs clubs de l’élite ont joué et continuent à jouer avec plusieurs demis d’ouverture. Le Stade Français de Fabien Galthié et Fabrice Landreau, champion de France en 2007, jouait parfois avec trois ouvreurs sur le terrain. Juan Martín Hernández prenait l’ouverture quand David Skrela était aligné en 12 en raison de ses aptitudes défensives et le jeune Lionel Beauxis faisait valoir la longueur de son jeu au pied à l’arrière. Les voisins du Racing ont testé cette solution, plaçant parfois Carter premier centre à côté de Rémi Talès.
Les années 1990 auront vu plusieurs joueurs naviguer entre le n°10 et le n°12 sous le maillot du XV de France (on peut citer Franck Mesnel, Thomas Castaignède, Thierry Lacroix et bien sûr Christophe Lamaison) mais l’ère Laporte a sonné le glas du 5/8 avec l’avènement de Yannick Jauzion, meilleur premier centre de sa génération. La dernière décennie fut, elle, marquée par une pénurie au poste de demi d’ouverture. Des demis de mêlée comme Morgan Parra, Jean-Marc Doussain et même Baptiste Serin ont dû se déplacer à l’ouverture par manque de solutions. Impossible de jouer avec deux ouvreurs quand on peine déjà à en trouver un. Cependant, une nouvelle promotion de 10 s’impose sur les pelouses de Top 14, à tel point que rares sont les étrangers à briller en club à ce poste. Encore inimaginable il y a une poignée d’années.

Bien qu’il apporte toujours une plus-value à la création, on ne place pas un demi d’ouverture à un autre poste comme ça. Le risque d’échec existe. On met un 10 au centre ou à l’arrière que s’il répond aux exigences inhérentes à ce poste. Justement, certains correspondent à ce profil. Régulièrement utilisé au centre au Stade toulousain, Romain Ntamack pourrait tout à fait remplir le même rôle avec le XV de France. N’a-t-il pas été champion du monde U20 à ce poste avec Louis Carbonel à l’ouverture ? Rien n’empêche le staff tricolore de reproduire une telle association, ou d’intégrer une variante avec Matthieu Jalibert en 10.
On ne change pas une équipe qui gagne
Est-ce pour autant une priorité ? Il est tentant de vouloir exploiter au maximum ce réservoir de jeunes demis d’ouverture, mais le fait est qu’associé à l’électrique Antoine Dupont, Ntamack brille sous la tunique bleue. Aux postes de la charnière, où l’on doit prendre des décisions le plus rapidement possible, les automatismes sont primordiaux. En sélection, il est ainsi préférable de pouvoir compter sur deux joueurs qui ont l’habitude de travailler ensemble en club, comme Dupont et Ntamack. Comme argumenté plus haut avec l’exemple néo-zélandais, est-on sûr que Jalibert, Carbonel ou autre ferait mieux que lui à l’ouverture du XV de France ? Non. Est-on certain qu’il serait un meilleur 12 que Gaël Fickou, qui s’est imposé comme un patron ? Non plus. Surtout qu’un profil comme Virimi Vakatawa n’est jamais aussi bonifié que lorsqu’il est associé à un gros plaqueur comme l’est Fickou.
Fabien Galthié et son staff ont prouvé, depuis le début de leur mandat, leur capacité d’ouverture. Alors même si ça n’est pas la solution préférentielle, on peut imaginer que Romain Ntamack soit essayé comme premier centre. Utiliser la polyvalence d’autres jeunes ouvreurs est également envisageable. On pense à Anthony Belleau qui, avant sa blessure, était un véritable 5/8 à côté de Carbonel à Toulon. Mais aussi à Jalibert, capable de couvrir le poste de 15 comme il l’a déjà montré avec l’UBB.
La polyvalence a toujours été un atout sur les lignes arrières et elle l’est toujours plus à l’heure où se généralisent les feuilles de match avec six avants et seulement deux trois-quarts sur le banc. Alors si Ntamack est le 10 titulaire, avoir des joueurs comme Carbonel, Jalibert ou Belleau qui peuvent entrer en jeu soit pour remplacer le Toulousain soit pour jouer avec lui est un luxe. Sans oublier Anthony Bouthier et Thomas Ramos (photo), deux arrières qui font mieux que dépanner à l’ouverture.
Le XV de France est confronté à un problème de riche, disposant d’un vivier inédit à ce poste ô combien stratégique de demi d’ouverture. Plusieurs associations d’ouvreurs sont des exemples de réussite mais il faut comprendre que ce n’est pas automatique. Imposer la présence de deux 10 sur le terrain n’est pas une bonne idée, d’autant plus qu’on ne semble pas souffrir d’un déficit de créativité. En revanche, c’est une solution qu’il ne faut pas hésiter à tester. Les profils de joueurs polyvalents ne manquant pas, il serait dommage de se priver de cette possibilité qui élargit le champ des possibles tactiquement.