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Cordon-Ragot, le sens du combat

Audrey Cordon-Ragot (FRA - Trek-Segafredo) sur l'épreuve chronométrée aux mondiaux 2020 à Imola (Stiehl Photography)

Audrey Cordon-Ragot fait partie de ces athlètes qui, si elle avait été un homme, aurait de longue date dépassé le cercle restreint des suiveurs-experts et conquis le grand public. L’ancien monde ayant hélas la dent dure, ses performances restent encore trop souvent figées dans l’injustice du silence. Si cela change progressivement, et c’est heureux, l’inertie de son milieu demeure forte. Une inertie contre laquelle elle a entrepris de lutter avec énergie. La coureure bretonne n’est pas du genre à abandonner le combat, en selle comme dans la vie. Cycliste talentueuse, femme engagée, bretonne jusqu’au bout des cale-pieds, Audrey Cordon-Ragot gagne vraiment à être connue. Présentation.

Audrey Cordon-Ragot lors de sa victoire aux championnats de France 2020 sur route, Grand-Champ (Photo by Damien MEYER / AFP/via Getty Images)

Les Débuts

Penchons-nous d’abord sur Audrey Cordon-Ragot, la cycliste. Elle est née à Pontivy le 22 septembre 1989. Dans cette terre de vélo, cette bretonne pur jus – ou pur beurre, comme on l’a vue l’afficher sur un de ses pulls – se retrouve logiquement très vite à actionner les pédaliers sur les routes du Morbihan. Elle y démontre des dispositions évidentes et gravit tranquillement les échelons menant vers une carrière professionnelle. En première année junior, elle finit deuxième du championnat de France de l’avenir et gagne le droit d’aller aux championnats du monde dans sa catégorie d’âge. L’année suivante, en 2007, elle devient la meilleure junior française et démontre toutes ses qualités de rouleuse en devenant championne de France du CLM.

Par son talent, elle convainc l’équipe Vienne-Futuroscope de miser sur elle dès 2008. Elle y trouvera la bonne structure pour poursuivre son développement. D’abord deux fois troisième sur le championnat de France espoir en 2009 et 2010, elle finira par décrocher le titre en 2011 – souvenez-vous de cette séquence qui se répètera au niveau senior. Elle se paie en plus le luxe de le faire à la fois sur route et contre-la-montre. Elle gagnera l’année qui suit des courses comme Cholet-Pays de Loire ou encore une épreuve maison, le Grand Prix de Plumélec. Aux championnats de France de contre-la-montre, senior cette fois, elle se classera deuxième derrière le seule Pauline Ferrand-Prévot. Une autre reine de la discipline. Ça vous classe une femme, l’ascension se passe bien. Pas encore régnante à l’échelon national chez les grandes, elle ne laisse toutefois pas filer SON Tour de Bretagne en 2013. Cher à son cœur. « Nulle n’est prophète en son pays », dit-on ? Audrey Cordon-Ragot, si.

Mue internationale et conquête nationale

MADRID, ESPAGNE – 16 septembre : Audrey Cordon Ragot alors chez Team Wiggle High5 devant Pernille Mathiesen (Team Sunweb) lors de l’étape 2 du 4ème Challenge by la Vuelta (Photo by Tim de Waele/Getty Images)

Pour continuer à grandir, elle changera ensuite d’équipe et ira chercher d’autres compétences dans des structures étrangères. Chez les Norvégiens de Hitec-Products d’abord en 2014. Puis chez Wiggle Honda Pro Cycling et Wiggle High Five. Elle y trouvera de nouvelles méthodes. Des structures très élaborées. Et elle pourra y côtoyer des coureures parmie les meilleures du circuit mondial, comme par exemple son amie Elisa Longo-Borghini. Elle enrichira aussi son palmarès – avec des épreuves coupe de France notamment – et décrochera surtout quatre titres de championne de France contre-la-montre consécutifs, entre 2015 et 2018. Sur route, après plusieurs « échecs », et un transfert chez Trek-Segafredo son équipe à date, elle décrochera enfin le Graal national en cette année 2020. À Grand-Champ. À la maison, en Bretagne. Dans son Morbihan chéri. Comme un symbole. Et un vrai soulagement.

« Ce que j’ai vécu ce jour-là restera gravé à vie. C’est la Marseillaise la plus belle de ma carrière. Ce qui m’a le plus touché c’est de voir tout le monde pleurer autour de moi »

Audrey Cordon-Ragot, fraichement championne de France sur route en 2020

« Mal, assez mal » répond-elle ainsi au Télégramme quand on lui demande comment elle vivait jusque-là le fait de ne jamais avoir été championne de France. Avant de préciser : « Voir les autres le porter et pas moi… Il y avait plusieurs raisons à cela : la tactique, le fait que je sois isolée dans mon équipe… Le soir des championnats de France, j’étais très grognon […] C’est d’ailleurs assez bizarre : il y a de nombreuses étrangères qui pensaient que j’avais déjà été sacrée. Après mon titre, certaines m’ont dit : « Félicitations, alors, cela fait combien de maillots ? ». J’avais déjà remporté quatre fois le maillot du contre-la-montre mais celui de la course en ligne, on le porte tout le temps. C’est tellement différent. Et puis, le décrocher à Grand-Champ… Je suis née dans le Morbihan, j’ai fait mes études dans le Morbihan. Avec les Côtes-d’Armor (où elle réside), c’est mon département. J’y suis à la maison. Avec le recul, je n’avais pas le droit à l’erreur ».

Symbole d’abnégation donc, et vrai aboutissement. De son propre aveu en tout cas, le moment le plus fort de sa carrière, émotionnellement, comme elle l’explique à Guillaume di Grazia dans Bistro Vélo sur Eurosport : « Ce que j’ai vécu ce jour-là restera gravé à vie. C’est la Marseillaise la plus belle de ma carrière. Mais ce qui m’a le plus touché, c’est de voir tout le monde pleurer autour de moi, du journaliste qui n’arrivait pas à m’interviewer parce qu’il pleurait, à David Lappartient, président de l’UCI et ami de longue date, qui pleurait également. C’était un grand moment d’émotion. Ce n’est pas pour me jeter des fleurs mais j’ai rarement vu une telle émotion autour d’un podium. »

Audrey Cordon-Ragot, coureure engagée

Un autre élément fondamental dans la personnalité de la championne bretonne, c’est son caractère engagé. Même militant. Pas par calcul politique, ambition mégalo ou egotrip sur fond de soif de pouvoir, mais par profonde aversion pour l’injustice et le double standard. Cette injustice, au contact de laquelle elle vit pourtant depuis toujours. Au plus près. Ce n’est pas pour elle de la simple sémantique ou de la théorie. C’est une réalité matérielle, pratique, dont elle souffre au quotidien depuis ses premiers tours de roue. Cette force mentale dont elle fait étalage sur sa monture, elle a donc décidé de l’engager dans une lutte pour un cyclisme plus juste. Pour trouver la position d’équilibre entre hommes et femmes. Une situation juste, simplement.

« Comment peut-on, nous les femmes, qui faisons les mêmes courses que les hommes, les mêmes sacrifices, les mêmes déplacements, accepter cette situation ? »

Cordon-Ragot – France 3 Bretagne

Notamment, elle se bat pour obtenir la reconnaissance d’un statut de professionnel pour les femmes cyclistes. Cela pourrait paraître ubuesque. Inconcevable. D’un autre temps. Mais c’est pourtant tout ce qu’il y a de plus réel : la Fédération Française de Cyclisme continue de faire signer des licences amateures aux femmes, là où les hommes paraphent leurs licences professionnelles. Professionnelles aux yeux de l’UCI. Mais amateures dans leurs propres pays. Vrai camouflet. On voudrait organiser la fuite des talents qu’on ne s’y prendrait pas autrement. Une différence de statut, validée de manière institutionnelle, organique, qui est insupportable. Inacceptable. Comme l’explique Audrey Cordon-Ragot pour France 3 Bretagne : « Comment je peux continuer à accepter ça ? Comment peut-on, nous les femmes, qui faisons les mêmes courses que les hommes, les mêmes sacrifices, les mêmes déplacements, accepter cette situation ? ». Et comment ne pas partager son indignation ? Femme, ou homme, on ne peut continuer à accepter ce type d’anachronisme. Ou ce qui devrait être perçu comme tel. En attendant, Audrey Cordon-Ragot devra encore prendre sa licence avec son petit club de Loudéac, comme elle le fait depuis 20 ans. Ce n’est bien-sûr pas le lien avec l’amateurisme qui dérange, mais cette différence de traitement à l’endroit de l’instance dirigeante. Qui sonne comme une non-reconnaissance. Presque une insulte.

Loin de s’en tenir à ce simple constat de dysfonctionnement, Cordon-Ragot, avec d’autres, organise alors la riposte. C’est dans ce sens qu’elle a co-fondé l’Association Française Des Coureures Cyclistes, une structure visant à défendre les intérêts légitimes du cyclisme féminin. Entre autres projets, si on voit le statut des coureures professionnelles changer, ou si un jour une course internationale proposant un « Tour Féminin des Pyrénées » voit le jour, on le devra à cette association. Et à celles et ceux qui la font.

Trek-Segafredo : choix sportif, mais pas que…

GROSSETO, ITALIE – 11 Septembre 2020 : Audrey Cordon-Ragot avec ses coéquipières de la Trek-Segafredo Elisabeth Deignan-Armitstead, Elisa Longo Borghini, Ellen Van Dijk, Tayler Wiles et Ruth Winder sur la 1ère étape du Giro féminin 2020 (Photo by Luc Claessen/Getty Images)

On l’aura compris, Audrey Cordon-Ragot est non seulement une grande championne mais aussi une femme de convictions. Partant de là, il n’est pas étonnant de la voir faire certains choix pour sa carrière. La Bretonne cherche plus que tout à briser cette scission hommes-femmes qui existe de manière organique dans le cyclisme – et plus largement dans la société. Elle veut désenclaver le milieu et rapprocher les unes des autres.

« Les pays anglophones sont quand même des pays assez précurseurs […] Faire partie de cette équipe, c’est quelque part assumer ma position sur le sujet, et la défendre encore plus. »

Audrey Cordon-Ragot, expliquant son choix d’équipe (Trek-Segafredo)

À ce titre, elle semble avoir trouvé en Trek-Segafredo – où elle a signé en 2019 – la structure idéale pour joindre ses ambitions de sportive à ses convictions de femme. Un choix en adéquation avec tout ce qui paraît l’animer et qui lui permet de prendre de la hauteur : « Courir pour une équipe, qui plus est américaine, m’aide à m’émanciper et à peut-être voir les choses d’une autre manière que si j’étais restée en France » explique-t-elle. Prendre du recul donc, quitter le vieux continent et ses inerties archaïques, pour mieux constater les tenants du problème et imaginer des solutions. « On sait tous que les pays anglophones sont quand même des pays assez précurseurs en matière d’égalité hommes-femmes » ajoute-t-elle. Avant de valider son choix : « Faire partie de cette équipe, c’est quelque part assumer ma position sur le sujet, et la défendre encore plus ».

Continuer à progresser et vivre sa carrière de cycliste, tout en prenant soin d’engager son énergie pour des avancées qui profiteront aux futures générations de coureures. Un bel édifice de cohérence et de sens. Et dans lequel le choix Trek-Segafredo s’intègre à merveille, elle qui est l’une des rares structures totalement mixtes dans le cyclisme actuel. Un système de cohésion. De synergies. De rapprochement, d’échange et de partage. Dont on ferait bien de s’inspirer pour orienter les choix futurs plutôt que de perpétuer un modèle ancien qui sépare, hiérarchise et cloisonne. C’est en tout cas le message qu’Audrey souhaite envoyer, elle qui est aux premières loges pour constater les bénéfices de la démarche. « On est tout le temps ensemble avec les garçons. On partage des entraînements, on est logés ensemble lorsqu’on dispute les mêmes courses. Les dirigeants ont eu à cœur de créer une véritable osmose entre les garçons et les filles. On a construit une vraie équipe mixte chez Trek-Segafredo. C’est beau et j’espère que ça verra le jour en France bientôt. »

« J’espère que les grosses équipes françaises masculines créeront des structures féminines dans le futur. »

Audrey Cordon-Ragot, dans Bistro Vélo

Un modèle paritaire, mixte et pluriel, se nourrissant des spécificités et des qualités de chacun. Femme ou homme. Un ensemble harmonieux et collectif permettant une optimisation des performances. Un modèle aussi que, comme la coureure bretonne, on espère voir se démocratiser et arriver chez nous au plus vite. Riche de tous ses enseignements, Audrey Cordon-Ragot en profite en tout cas pour envoyer un message dans ce sens aux décideurs actuels qui ont dans leurs mains les clés du changement : « J’espère que les grosses équipes françaises masculines créeront des structures féminines dans le futur car on a besoin de ça pour faire augmenter le niveau du cyclisme féminin en France. C’est un pas que beaucoup de managers ont dû mal à franchir car ils ne connaissent pas le cyclisme féminin ». Une lacune que pour l’intérêt de tous, individuellement et collectivement, on aurait tout intérêt à vite dépasser. Et qui permettra au cyclisme féminin français d’avancer, sur tous les plans, pour enfin rivaliser par exemple avec les Néerlandaises.

En attendant, Audrey Cordon-Ragot, un temps courtisée par l’équipe Arkea, n’a pas encore cédé aux sirènes d’un retour en Bretagne. Elle a rempilé avec Trek-Segafredo jusqu’en 2022, une structure qui lui va comme un gant et où elle pourra poursuivre ses ambitions individuelles. Une base arrière aussi, idéale pour mener ses luttes, cyclistes comme sociétales. Un environnement enfin, qui lui permet de s’épanouir dans sa vie, de femme et de cycliste professionnelle. Christian Prud’homme a fait un pas en avant en annonçant récemment que les femmes auront (enfin !) leur Tour de France. Gageons que ce n’est que le début et que dans un futur, le plus proche possible, nos sportives n’aient plus à aller chercher ailleurs la reconnaissance qui leur est due.

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