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Dopage technologique au marathon de Valence

Des chronos incroyables. Pas moins de trente coureurs sous les 2 h 10 sur la distance marathon, quatre en dessous du record du monde sur le semi ! Mais que s’est-il passé lors du marathon de Valence en Espagne ? Le suspect : une technologie de chaussure développée par Nike qui fait beaucoup parler d’elle depuis quelques mois. Une véritable pluie de records a accompagné son apparition dans les pelotons, et nombreux sont les observateurs à s’interroger sur la valeur des performances récentes. La question qui se pose ici : où se trouve la frontière entre l’innovation et le dopage technologique ?

Le Marathon de Valence : des conditions optimales

Ils étaient près de 300 athlètes lors de cette 40ème édition du marathon de Valence, couru ce dimanche 6 décembre dans un contexte inédit de crise sanitaire. La course qui devait rassembler 20 000 personnes le 25 octobre ayant été annulée, c’est une Elite Edition qui permettra aux meilleurs athlètes de tenter de décrocher une place qualificative pour les JO de Tokyo l’été 2021.

Malgré un protocole médical strict, un parcours repensé pour les deux épreuves, et un contexte particulier, tous les ingrédients semblaient réunis pour la performance. Le thermomètre indiquait 9° au départ de la course, et de 11° à l’arrivée. Une température idéale, un vent très léger, et un parcours réputé pour être parmi les plus rapides du monde. Le plateau avait aussi de quoi faire saliver, avec des grands noms et les meilleurs nationaux. Les athlètes venus en découdre possédaient tous de solides références chronométriques, et on peut imaginer que beaucoup avaient des « fourmis dans les jambes » en cette période particulièrement frustrante pour le sport de haut niveau.

La question de la préparation des athlètes se pose évidemment. Les mesures sanitaires des différents gouvernements semblent avoir eu finalement peu d’impact sur la planification des entrainements des coureurs de fond. Un autre élément déterminant réside dans l’état de fraicheur des coureurs présents, qui a pu compenser leur manque de compétition. Les athlètes au départ pouvaient donc être un peu bridés mais aussi reposés et très motivés pour battre leur record personnel ou aller chercher une qualification olympique. 

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Emily Sisson sur le semi-marathon féminin – usatf

Pourtant nous ne nous attendions pas à ça. Les quatre courses – semi et marathon, femmes et hommes – ont été menées à des allures incroyablement rapides. 30 coureurs en dessous de 2 h 10 sur le marathon masculin, soit 1 minute 30 secondes en dessous des minimas qualificatifs pour Tokyo. Le record de 2 h 01 min 39 s établit par Eliud Kipchoge en 2018 a lui tenu bon.

Concernant le semi-marathon masculin, 4 coureurs battent le récent record du monde lors de la même course et finissent les 21km en moins de 58 minutes !

Une journée où 11 records nationaux et 77 records personnels seront battus, avec 61 athlètes en dessous des minimas pour les JO. Les quatre français présents, Mehdi Frere (20e en 2h08’55’), Hassan Chahdi (22e en 2h09’15’’), Nicolas Navarro (23e en 2h09’17’’) et Florian Carvalho (34e en 2h10’24’’) finissent eux aussi avec leur meilleur chrono en carrière. Exceptionnel.

… et des chaussures fluo

Le spectacle était bien au rendez-vous. Une telle densité de champions sur un superbe parcours dans la ville espagnole, les passionnés en manque de bitume n’ont pas été déçus. Les images sont belles, mais on remarque un détail assez troublant : les coloris fluo sont légion aux pieds des athlètes.

Le suspect est bien au rendez-vous, et les observateurs avertis comprennent qu’une guerre industrielle à eu lieu en même temps que l’épreuve sportive. La Nike Vaporfly en rose, et en vert l’Adidas Adios Pro. Deux chaussures qui utilisent la fameuse technologie incriminée. A l’arrivée on ne peux pas les manquer : les lames de carbone seront bien majoritaires sur les podiums.

Départ du marathon de Valencia Trinidad Alfonso EDP Elite Edition 2020 – valenciaciudaddelrunning

Au final avantage Adidas avec 3 victoires sur les 4 épreuves, la marque allemande a montré qu’elle n’était pas venue pour faire de la figuration. Les équipementiers semblent être les grands vainqueurs de cette journée.

Kenyan Kibiwott Kandie bat le record du monde du semi-marathon et pose derrière sa chaussure – adidas Blog

Une innovation majeure dans le monde de la chaussure de running

Revenons en arrière. Nous sommes le 12 octobre 2019 à Vienne et la marque à la virgule réalise une opération marketing ambitieuse pour la sortie de sa nouvelle chaussure : elle va organiser une course pour briser une frontière qui semblait inatteignable pour un mortel. Cela se passera sur circuit, dans des conditions optimisées et avec une armée de lièvres dévoués à la tâche.

Le kényan Eliud Kipchoge s’élance avec des Vapofly aux pieds et explose son propre record en devenant le premier homme à passer sous les 2 heures sur la distance marathon ! On est cependant loin des conditions réglementaires d’une course et le record ne sera pas homologué. Mais le buzz est réussi ! Tout le monde veut essayer cette nouvelle chaussure avec des lames de carbone insérées dans la semelle. La marque parle d’un gain de performances de 4%, grâce à la restitution d’énergie que procure le matériau lors de l’attaque du pied au sol.

Eliud Kipchoge est le premier athlète de l'histoire à réaliser un marathon en moins de 2 heures.
Eliud Kipchoge à Viennes, 1 h 59’40 – REUTERS

Après ce coup de pub la chaussure au look fluo caractéristique commence à se répandre dans les pelotons. Et les chronos suivent, au point que même les plus sceptiques doivent se rendre à l’évidence : la technologie fonctionne et de nombreux athlètes battent leur record personnel.

Les autres marques réagissent rapidement et chacune met sur le marché un modèle intégrant une lame de carbone. Et malgré un coup très élevé (275€ pour la ZoomX Vaporfly Next%), tout le monde veut l’essayer. Ce Dimanche de décembre à Valence les quatre vainqueurs portaient des chaussures intégrant cette technologie.

Face à ce raz-de-marée l’association internationale des fédérations d’athlétisme (IAAF) a dû réagir début 2020 en modifiant le règlement : l’épaisseur de la semelle a été limitée à 40mm avec une seule lame de carbone (il y en avait 3 dans la chaussure initiale qui avait permis de passer sous les 2 h). Malgré tout, beaucoup d’observateurs trouvent que la fédération n’est pas allée assez loin, et les chronos récents tendent à leur donner raison.

Mahiedine Mekhissi régissait à ce propos dans le journal l’Equipe en octobre dernier. Le champion français s’est montré très sceptique quant aux bénéfices de cette technologie pour son sport.

“Je sais qu’il faut vivre avec son temps, évoluer avec le progrès technologique, mais là, ce n’est pas du sport (…) notre sport est en danger. Tout le monde sait ce que les chaussures apportent. Il n’y a plus d’équité.”

Mahiedine Mekhissi – L’Equipe, octobre 2020

Innovation et records

Le dopage technologique est une notion récente dans le monde du sport. Pourtant l’innovation a toujours existé, et son impact est même déterminante dans les sports mécaniques. Les moteurs cachés dans les vélos de course ont beaucoup fait parler d’eux ces dernières années, et les suspicions de triche sur certaines performances sont loin d’être terminées. Mais c’est un exemple peu pertinent car l’intention de tricher est ici délibérée.

Une meilleure illustration serait la pluie de records qui s’est abattue en natation lors des jeux de Pékin avec l’arrivée des combinaisons en polyuréthane. Deux ans et 40 records du monde plus tard elle sera interdite par la Fédération Internationale de Natation (FINA).

Natation : les combinaisons magiques
Les combinaisons en polyuréthane aux JO de Pékin 2008 – Photo Presse Sports

Des situations assez comparables, même si l’impact semble moindre en termes de performance pour les chaussures. Mais l’avantage reste difficilement discutable, et la réaction de Mekhissi traduit bien ce que pense une partie du monde de l’athlétisme.

Dopage technologique ?

Mais alors comment définir cette notion de dopage technologique ? On peut l’évoquer quand l’utilisation d’un matériel qui n’est pas accessible à tous offre un avantage avéré. Et ça semble bien être le cas concernant la chaussure développée par Nike, qui est environ 3 fois plus couteuse qu’une paire de compétition classique. Les athlètes qui n’auraient pas le budget pour courir avec cette chaussure seraient donc de facto désavantagés. Alors pourquoi ne pas faire comme la natation et interdire complètement l’utilisation de cette technologie ?

La question est épineuse. On pourrait répondre en premier lieu que le gain de performance à été limité par l’IAAF, en interdisant d’utiliser plus d’une plaque de carbone. Cela ne semble pas suffisant pour beaucoup d’observateurs, qui prendront en exemple le marathon de Valence ou d’autres performances étonnantes qui suivront.

On pourrait aussi rétorquer que l’histoire du sport est une longue course à l’innovation technologique, que les athlètes courraient avec des semelles en cuir en début du XX° siècle, et que les semelles en caoutchouc ont révolutionné la course à pied. Est-ce un argument valable ? Toutes les fédérations sont forcées de réglementer l’utilisation de matériels innovants s’ils considèrent que cela donne un avantage à certains athlètes seulement. Même la Formule 1, qui est un sport d’innovations technologique par excellence, a dû se résigner à réduire drastiquement la cylindrée des moteurs pour des raisons évidentes d’équité sportive.

Sebastian Coe, président de l’IAAF et ex-ambassadeur de Nike

Pour certains, la réponse est à aller chercher dans le passé du président actuel de l’IAAF, Sebastian Coe, et dans la longue relation qu’il a entretenu avec Nike.

Arrivée à la tête de l’IAAF en 2015, le Britannique est un ancien demi-fondeur de grand talent et un double champion olympique sur 1500 m. Il a également été l’ambassadeur de la marque durant 38 ans. Cette proximité dérangeait déjà lors de sa prise de fonction, et il avait dû renoncer à son association quelque mois plus tard, à la suite de suspicions de conflits d’intérêts lorsque les Mondiaux 2021 ont été attribués à la ville américaine de Eugene, siège de Nike. Il a alors abandonné ses liens contractuels avec la marque et un salaire de 142 000 € annuels.

Sebasitan Coe, président de l’IAAF – Photo Credit: Getty Images

Il n’empêche que les enjeux industriels sont considérables. Nike reste le grand bénéficiaire de la situation, et même si la concurrence semble avoir réussi à rattraper son retard technologique, la marque s’est positionnée une fois de plus comme l’équipementier innovant et dominant dans l’athlétisme et dans le monde du sport.

La question reste donc en suspens, et il sera intéressant de suivre l’évolution des records dans les disciplines de fond et de demi-fond. Ce qui est sûr, c’est que nous n’avons pas fini d’entendre parler des semelles carbones et des avantages qu’elles procurent.

Le classement du marathon de Valence 2020 sur valenciaciudaddelrunning.com

Dany Deun

(5 commentaires)

  1. Le débat sur le refus des évolutions technologiques est perdu d’avance. Si on l’applique, il faut revenir aux perches en aluminium pour le saut, aux cordes en chanvre pour l’escalade et aux raquettes en bois pour le tennis. A partir du moment où tous les compétiteurs ont accès au même matériel, l’équité est garantie.

  2. Oui ce fameux “retour à la bougie”dont on accable ceux qui émettent des doutes sur la toute-puissance des avancées technologiques…bravo danydeun pour cet article original et argumenté.

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