« Le roi est mort, vive le roi, bravo à Johannes Boe pour sa victoire qu’il mérite amplement ». Tels étaient les derniers mots de Martin Fourcade après la dernière course de sa carrière à Kontiolahti début 2020. Près d’un an plus tard, Johannes Thingnes Boe vient de remporter son troisième gros globe de cristal, à la suite d’une ultime mass-start courue avec le vent et sous une tension immense. Il est LE roi du biathlon. Mais alors qu’on s’attendait cette saison à vivre le promenade de santé de Johannes, il se trouve que le roi n’a pas été aussi intouchable que les années précédentes laissaient le présager, et qu’il a été très sérieusement menacé par ses compatriotes. Entre changement de carabine, problèmes au tir et émergence de Sturla Holm Laegreid, retour sur le parcours et la saison du nouveau colosse du biathlon, mais à la carabine d’argile.
Une ascension fulgurante
Rendons à César ce qui appartient à César : Johannes Thingnes Boe est un biathlète exceptionnel, déjà parmi les plus grands de l’histoire de son sport, et on ne peut pas dire qu’on ne l’avait pas vu venir. Né à Stryn le 16 Mai 1993, le norvégien chausse très vite des skis pour embrasser la tradition nationale du ski de fond. Second d’une fratrie de 5 enfants, il suit les pas de son frère Tarjei Boe, de 5 ans son aîné, et se met au biathlon. Il découvre le circuit IBU Cup en fin d’année 2010 à Beitostoelen à seulement 17 ans puis marche sur la catégorie junior : 5 titres individuels de champion du monde junior entre 2011 et 2013.

Johannes rejoint le circuit coupe du monde dès la saison 2012-2013 et monte très vite les marches de la hiérarchie : son 1er succès individuel intervient sur le sprint du Grand Bornand en 2013-2014, son 1er titre mondial lors du sprint de Kontiolahti en 2014-2015 puis il devient numéro 2 mondial dès 2015-2016. Il est à noter que cette saison 2015-2016 est la seule de sa carrière où il atteint un meilleur classement au tir (5ème) qu’en skis (7ème).

L’éclosion depuis 2017-2018
Les fans de biathlon n’oublieront jamais cette saison 2017-2018 où Johannes Boe et Martin Fourcade se sont livrés un duel épique durant toute la saison, s’échangeant le dossard jaune de leader à plusieurs reprises. Le norvégien remporte 8 courses mais manque de fraîcheur sur la fin de saison et s’incline derrière un Martin Fourcade au sommet de son art et tout en gestion. Il remporte tout de même son 1er globe individuel avec celui de l’individuel, à égalité avec Martin.

Après des débuts décevants aux JO de Pyeongchang, Johannes obtient sa 1ère médaille d’or olympique sur l’individuel avant d’aller chercher l’argent sur le relais et le relais mixte. Cette saison 2017-2018 est un tournant pour Johannes, il s’affirme comme le rival numéro 1 de Martin Fourcade et le principal prétendant à sa succession. Cette rivalité avec Martin va le pousser à attendre la perfection.

Pendant que Martin vit sa moins bonne saison de la décennie en 2018-2019, Johannes marche sur ses adversaires : 16 victoires individuelles, un record, le gros globe, les 4 petits et bien sûr 4 titres de champion du monde (sprint, relais, relais mixte et relais mixte simple) à Östersund. Enfin, en 2019-2020, il livre un nouveau duel épique avec un Martin Fourcade en mode gala pour sa dernière année. Manquant 4 courses pour accueillir son 1er enfant, Johannes va chercher son second gros globe de cristal avec 10 victoires individuelles mais aussi 6 médailles aux mondiaux d’Antholz (titre sur la mass-start et les relais mixte et mixte simple ; l’argent sur l’individuel, la poursuite et le relais).

A la fin de la saison 2021, Johannes compte 3 médailles olympiques dont 1 titre, 24 médailles aux mondiaux dont 12 titres, 10 globes de cristal dont 3 gros et déjà 52 victoires individuel. Un monstre…
Un skieur exceptionnel…
Johannes a construit sa carrière dans la pure tradition norvégienne : sur les skis. Il obtient le meilleur temps de ski pour la première fois à 20 ans sur le sprint du Grand Bornand, rien que ça. Parfois inconstant en début de carrière sur les skis, il est à un niveau tout bonnement exceptionnel depuis 2018. A partir de cette année, il n’est sorti du top 10 à skis que 4 fois. Il domine le classement des skieurs sur la saison depuis 2017-2018.

La source de ce niveau physique est double. Doté de capacités physiques au-dessus de la normale, il maîtrise parfaitement son corps, perfectionnant sa préparation foncière l’été pour afficher un pic de forme en hiver, sur plus de 3 mois. Cette préparation dénote car il est bien souvent loin des meilleurs norvégiens durant les entraînements d’été, ce qui doit être frustrant pour ses compatriotes qui se retrouvent derrière durant la saison.
…qui a su apprivoiser son tir
Heureusement pour ses adversaires, le biathlon est un mixte de ski et biathlon et Johannes Boe a souvent été en délicatesse avec son tir, l’empêchant d’étoffer un palmarès déjà bien garni, dans un sport où le tir prend de plus en plus de place. Durant la première moitié de sa carrière, le jeune norvégien n’a jamais atteint les 90% de moyenne au tir. Si son tir couché a toujours été au-dessus de 88% de moyenne (hors saison 2017-2018), c’est au tir debout que la marge état énorme. Lors de ses premières saisons, Johannes a au mieux tiré à 82% de moyenne sur le debout.

Mais tout change à l’automne 2016. Pour s’adapter à ce biathlon de plus en plus dépendant du tir, la Norvège recrute l’entraîneur de tir Siegfried Mazet, jusqu’alors entraîneur de l’équipe de France. Comme nous en parlions cette saison, « Zig » n’a pas révolutionné l’équipe de Norvège, mais il a clairement aidé ses athlètes à progresser au tir, Johannes Boe en tête. La précision du tir en biathlon, c’est un long travail, parfois pour des résultats éphémères.
Pour Johannes, une des solutions viendra de l’ajout d’un petit crochet noir sur sa carabine en 2018. Sa position au couché faisait frotter sa carabine avec sa peau au point de l’entailler au niveau de la cervicale. Ce crochet aura un effet immédiat son sa réussite au tir couché, mais lui demandera près d’un an d’adaptation pour tir debout. Cet exemple parmi tant d’autres montrent le long travail de Johannes sur le tir.

Se rapprochant enfin des 90% de moyenne au tir entre 2016-2018, Johannes ne passe pas le cap, et c’est ce qui lui coûte le gros globe face à Martin en 2017-2018. Pire, son tir debout rechute en 2018-2019 à 78%, malgré le gain de son 1er gros globe de cristal.

Car Johannes est plusieurs fois passé au travers d’un tir, souvent sur les exercices à 4 tirs, le plus récent exemple étant le dernier tir sur la poursuite d’Östersund 2021 avec 3 fautes. Si bien que l’épreuve que Johannes maîtrise le mieux est le sprint, où il y a remporté 26 de ses 52 victoires, car le ski y tient une part prépondérante. Plusieurs études s’accordent sur le fait que la performance à ski représente entre 60 et 80% de la performance globale sur le sprint (en fonction des études).
Johannes voit finalement son travail, et celui de Siegfried Mazet, payer lors de la saison 2019-2020 avec une moyenne au tir couché comme au debout à 92%, ce qui en fait le meilleur tireur du circuit. C’est grâce à ce tir qu’il est allé chercher son second globe de cristal, malgré son absence sur deux étapes de coupe du monde, avec 10 victoires !
La vie sans Martin Fourcade
Johannes Boe attaque donc la saison 2020-2021 sans son plus grand rival, Martin Fourcade. De son propre aveu, Johannes en sera plus impacté qu’il ne le pensait. Comme ils aimaient le raconter, la rivalité entre Johannes et Martin les a poussés dans leurs limites physiques et mentales. Sans Martin, le norvégien ne serait peut-être pas devenu le biathlète qu’il est aujourd’hui. La saison 2017-2018 où Johannes perd le général sur les deux dernières étapes est le socle fondateur des deux saisons suivantes où il atteint un niveau extraordinaire. Sans son ennemi juré, Johannes avoue avoir plus de mal à atteindre à nouveau cette perfection et cela se ressent sur le pas de tir où on note parfois des sauts de concentration.
“Ce n’est pas une question de physique ou de tir, Johannes est orphelin de Martin. Il se retrouve désormais dans la situation où Martin Fourcade était. Tout le monde n’attend que lui, il n’a pas encore apprivoisé cette nouvelle situation.
Sigfried Mazet pour l’Equipe en Décembre 2020
A cela s’ajoutent d’autres éléments nouveaux pour le norvégien. Il est devenu papa début 2020, et sa vie a bien entendu changé, tout parent pourra le confirmer. Il décide par exemple de ne pas aller à un stage de l’équipe de Norvège fin 2020 pour s’entraîner seul et profiter de sa petite famille.
Une saison de “laboratoire” pour le tir ?
Plus étonnant encore, alors que sa saison précédente est vécue comme une apothéose au tir, Johannes décide, avec l’accord de « Zig » de raccourcir sa carabine de 2 cm. L’idée est de trouver une position plus naturelle pour son tir debout et de gagner en stabilité dans des conditions venteuses. Surtout, il perpétue une tradition norvégienne qui est de toujours s’améliorer, par tous les moyens, comme Ole Einar Bjoerndalen avant lui.
Ce choix de carabine est validé par la plupart des experts biathlon norvégiens. Il faut dire que cette saison pré-olympique est le meilleur laboratoire possible pour tester de nouveaux réglages, en vue de rafler un maximum de médailles pour les JO de Pékin 2022, que Johannes abordera au sommet de sa carrière à 28 ans.
Mais alors qu’on s’attendait à vivre une saison sans suspense pour le gros globe tant Johannes semblait au-dessus, la réalité est toute autre. D’un côté, un adversaire totalement inattendu pointe le bout de son nez du haut de ses 23 ans : Sturla Holm Laegreid. Au contraire de la plupart des norvégiens, Sturla construit sa saison et ses succès au tir, où il affiche 92,6% de réussite en moyenne, 2nd meilleur tireur du circuit. Également 7ème meilleur skieur avec une belle marge de progression, Sturla s’affiche comme l’héritier spirituel de son modèle Martin Fourcade.

Au-delà de Laegreid, les français et suédois s’affirment comme de vrais outsiders à termes pour la victoire. Quentin Fillon-Maillet n’a que son tir couché à corriger pour rivaliser, Emilien Jacquelin a pris l’ascendant psychologique en confrontations directes à plusieurs reprises et on a même vu Samuelsson battre Johannes au sprint sur la poursuite des mondiaux.
D’un autre côté, Johannes Boe ne va jamais s’adapter à sa nouvelle carabine, malgré plusieurs changements de réglages effectués au cours de la saison. Au point de changer à la surprise générale de carabine juste avant les mondiaux de Pokljuka en Slovénie, après 7 étapes de coupe du monde : Johannes choisit de revenir à ses réglages de la saison précédente et fait faire sa carabine chez Clément Jacquelin, le frère d’Emilien. Avant ce changement, Johannes était bloqué à 87% de réussite au tir (dont 84% au debout).

Malheureusement, la mal est déjà fait et les doutes déjà installés. Si sa précision au tir debout s’améliore quelque peu, son pourcentage au couché passe de 90% à 80%. Jusqu’à la dernière course de la saison, Johannes semble très instable sur son tir, qu’il vit comme un vrai combat à chaque passage sur le pas de tir. Résultat des courses, seulement 4 victoires cette année dont 3 en sprint et un troisième et dernier changement sur sa carabine avant les finales d’Östersund.

“C’est vraiment très frustrant car j’ai essayé de faire de mon mieux. Ce tir couché me pose vraiment des problèmes.”
Johannes Boe au micro de l’Equipe après le sprint d’Östersund
Les mondiaux de Pokljuka sont le résumé de la saison de Johannes. S’il a été quasiment parfait sur les courses d’équipes (il remporte l’Or sur le relais, le relais mixte et l’Argent sur le relais mixte simple), il repart de Slovénie avec seulement une médaille individuelle, le bronze sur la poursuite remportée par Emilien Jacquelin. Si le norvégien réalise le meilleur temps de ski des 4 courses, il ne fait aucun tir parfait (au mieux 90% de réussite au tir), ce qui ne pardonne pas aux mondiaux.
L’expérience pour faire la différence
Mais voilà, alors qu’une pression monumentale pesait sur ses épaules, qu’il avait craqué sur le dernier tir de la poursuite de la veille et dans des conditions très venteuses, Johannes Thingnes Boe est allé chercher ce 3ème gros globe de cristal sur le dernier tir de la dernière course de la saison. Au bout du suspense, à l’expérience et au mental. Car oui, il ne lui restait plus que ça pour braver les éléments et battre son jeune rival Laegreid, qui avait été parfait jusque là. Déjà devant sur le sprint, Sturla avait remporté la poursuite d’Östersund et se présentait sur la dernière course avec 1 point d’avance. Mais sur le dernier tir debout, alors que Johannes assurait le 4/5, Sturla a craqué, manquant ses deux dernières balles. La faute au vent ? Ou à la pensée de toucher du doigt son 1er gros globe ? Sûrement un peu des deux.

Pour Johannes c’est un soulagement immense. S’il ne remporte qu’un seul petit globe de spécialité (le Sprint), il a prouvé à tout le monde qu’il était capable d’assumer son rôle de leader du biathlon mondial. Sa marge sur les skis lui a finalement permis de remporter son pari : essayer de nombreux réglages de carabine en vue de réussir au mieux ses prochains Jeux Olympiques, tout en remportant son 3ème gros globe.
Un roi sur un siège éjectable ?
S’il y a une certitude pour le jeune papa, c’est qu’il est toujours impérial sur les skis. Il a d’ailleurs battu un record cette saison : celui du nombre de courses consécutives avec le meilleur temps de ski : 8. Cette marge supplémentaire à skis est ce qui lui a permis de surnager alors qu’il n’est que le 22ème tireur du circuit cette année (parmi les athlètes à 18 courses ou plus), pire performance depuis 2014-2015.
Mais, à moyen terme, est-ce déjà la fin de l’ère Johannes Boe ? Celui qui a déjà annoncé la fin de sa carrière en 2026 pourrait-il être dépassé en haut de la hiérarchie par Laegreid ou ses compères de 25 ans ou moins (Jacquelin, Samuelsson, Dale, Ponsiluoma en tête) ? Cela semble difficilement imaginable. En effet, Johannes Boe n’a que 27 ans, il est au sommet de son art sur les skis et il a déjà trouvé par le passé les clés au niveau du tir. Si on peut s’attendre que ses adversaires progressent (Laegreid en ski, Quentin au tir couché, Emilien en régularité), Johannes ne pourra sûrement pas faire pire au tir que cette année. Tous les tests qu’il a fait cette année vont lui apprendre beaucoup et on ne serait pas étonné de le voir très précis l’année prochaine.

On peut s’attendre à ce qu’il travaille beaucoup avec Siegfried Mazet cet été, mais également avec Sturla Laegreid, pour finir de peaufiner son tir. Enfin, c’est sur l’aspect mental que Johannes risque de faire la différence. La digestion de cette saison de l’après Fourcade est sûrement passée, et le fait d’avoir tout de même gagné malgré ses imperfections va donner beaucoup de confiance au cadet des frères Boe.
Johannes Thingnes Boe l’a fait : malgré d’innombrables changements sur sa carabine, l’absence de son rival de toujours, la gestion de son enfant, l’émergence d’un nouveau grand rival, les doutes ou encore la météo, il est allé chercher au mental et à l’expérience un nouveau gros globe de cristal. Sûrement le plus dur des trois en sa possession. Johannes est un athlète exceptionnel mais qui a montré ses failles, notamment sur le tir, dont ses concurrents, Sturla Holm Laegreid et les français en tête, tenteront de profiter dès l’année prochaine. Mais attention, en année olympique et après avoir avoir vaincu ses démons, le roi Boe pourrait asseoir sa domination. A suivre dans 8 mois. On en salive déjà.
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