En ce dimanche, jour des seigneurs, nous célébrons la grand-messe annuelle dans son temple des Ardennes. La Doyenne est de retour. Sainte patronne canonisée dans l’âme éternelle du sport cycliste. La plus ancienne. Celle qui ouvre la voie à la tradition. Et dans le sillage de laquelle se rangent un régiment de souffrances, d’espoirs, de larmes, de joies. L’histoire en est riche, forcément. Et en son temps, un petit blondinet du nom de Vandenbroucke y avait libéré la foudre pour écrire à la plume du talent un moment d’anthologie qui en fait la Légende. Nous ne le savions pas encore, mais l’enfant terrible de Mouscron venait de toucher le sommet. La suite ne serait qu’une lente – mais constante – descente parsemée de quelques rares sursauts. En ce jour particulier, convoquons son souvenir. Lumière intense et fugace qui finit par succomber à l’ombre.

VDB, le nouveau Merckx
Frank Vandenbroucke ne s’est jamais bien accommodé de l’anonymat. Il était un coureur ultra-talentueux. De ceux touchés par la grâce à la naissance. Qui n’ont pas vocation aux places de seconds. Et se construisent une personnalité à la mesure de leurs qualités. Démesurée justement. Débordante. Larger than Life. Loin du commun des mortels. L’histoire de sa vie le prouvera. Vaniteux et arrogant ? Ou juste lucide et génial sur les pédales ? Toujours est-il qu’il ne laisse pas indifférent.
Il avait de fait une immense confiance en ses moyens. Ce qui agaçait, parfois. Mais n’était-ce pas inévitable ? VDB brillait. Et il brillait fort. Depuis les rangs amateurs. A l’instar d’un Gasquet dans le tennis tricolore, on se mit à parler très tôt du petit prodige Vandenbroucke en Belgique. La presse s’emparait du sujet. À mesure qu’il glanait les titres nationaux, tantôt sur piste, tantôt sur route, le pays se prenait à rêver d’une nouvelle pépite à la Eddy. Un cannibale en gestation qui n’aurait de cesse de les faire vibrer. Rêver. Qui leur offrirait de reprendre le fil de leur destinée impériale. L’euphorie et la fascination exaltée des campagnes victorieuses. Le drapeau belge planté tout en haut des Himalayas du deux-roues. Ces rêveries expansionnistes entouraient déjà le jeune Frank lorsqu’il passait professionnel. En l’an de Grâce 1994.
VDB, étoile filante
Après deux ans à se rôder, tout en se montrant à des places plus qu’honorables qui confirmaient son talent et laissaient préfigurer d’un futur lumineux, c’est réellement en 1996 qu’il commence à capitaliser au plus haut niveau sur son talent déjà maintes fois discuté. Il empoche le Tour Méditerranéen. Puis le Tour d’Autriche en se montrant cannibalesque avec le prologue et trois étapes, en plus du classement général.
Il continuera progressivement jusqu’à un premier titre « majeur » sur Gand-Wevelgem en 1998. La même année, il gagne aussi Paris-Nice (devant Laurent Jalabert). Il fait 2ème au sommet du mur de Huy (Flèche Wallonne) et 6ème à Liège, qui sera remporté par Michele Bartoli. C’est justement à la bataille avec ce dernier, autre légende de son temps, qu’il marquera l’histoire l’année suivante.

Il s’invite en tout cas définitivement à la table des grands. Il force la porte du succès pour se payer la place qui lui revient au banquet des dieux. Tout là-haut, sur le mont Olympe. On relève alors sa polyvalence. Magnifique sur les classiques, fussent-elles flandriennes ou ardennaises. Comme sur les courses par étapes. Il y gagne les contre-la-montre. Peut l’emporter en montagne. Et s’adjuger, de fait, les classements généraux. Sky is the limit comme le clame la langue de Shakespeare. Le ciel, il n’allait pas tarder le toucher.
1999, l’apogée
Le nouveau prince des pelotons, cette année-là, entend bien devenir roi. Et il le fera sous le maillot Cofidis, qui a raflé la timbale en l’arrachant à la Mapei (Quick-Step de l’époque). Le début de saison est bon. Il ne récidive pas sur Paris-Nice mais finit 4ème, avec une étape dans la besace. Sa campagne flandrienne lui apporte un Het Volk, une troisième place au Grand Prix E3, et une septième sur Paris-Roubaix. Il finit aussi second sur le Tour des Flandres.
Prenons un court instant pour évoquer cette course. Mythique, s’il en est. Magistrale. Et prélude à son sacre. Vandenbroucke attaque ce jour-là … dès le kilomètre 60. On en a connus des conquérants ambitieux, d’Attila à Alexandre en passant par Gengis Khan – l’empereur mongole, pas le portier bavarois. Mais alors là. Bref, projeté très tôt à l’avant dans un groupe de 29 coureurs en compagnie de son coéquipier Philippe Gaumont, ils seront repris après quasi 130 bornes d’échappée. Acte 1. N’importe qui mettrait le cligno et se dirigerait vers la douche la plus proche. Pas lui. Seulement 20 kilomètres plus loin, attaque ultra-violente de Bartoli. Rejoint uniquement par ? VDB, bien-sûr. 4 coureurs, dont Johan Musseuw les reprendront ensuite, avant un regroupement général. Acte 2. Au pied du Mur de Gramont, pas avare en rebondissement, VDB « décide » de chuter. Il avait manifestement opté pour le scénario toutes options. Devant Musseuw et Van Petegem en profitent pour se faire la malle. Ce qui offre à Frank de faire étalage de sa classe, se lancer à leur poursuite et, bien que seul contre deux monstres, les rattraper. Il étincèle. Acte 3. Après une journée à n’en point douter trop consommatrice en énergie, il finira finalement par se classer deuxième. Devant Musseuw. Mais butant sur le noir de Brackel, Van Petegem. Épilogue, salutation du public. Vandenbroucke, cependant, a ce jour-là marqué les esprits. Montré son jeu. Et il a pris rendez-vous.
Ce rendez-vous, il l’a fixé le dimanche 18 avril 1999. À Liège. Fort des enseignements du Tour des Flandres, il différera ce jour-là ses interventions un plus tard dans la course. C’est notre Jaja national qui tentera le coup de bluff, à quasiment cent kilomètres du terme. Il s’échappe. Creuse. Plafonne autour de la minute. Puis est repris. Nous sommes alors à une dizaine de bornes du pied de la Redoute. Premier juge de paix, qui sert à jauger la concurrence. Il faut ici bien comprendre qu’en amont de cette course, tout le narratif dans les médias du monde entier tourne autour du duel attendu entre Bartoli, vainqueur sortant, et la fusée Vandenbroucke, l’avenir du cyclisme. Quelle satisfaction alors de les voir fidèles au rendez-vous. Pile à l’heure, quand l’histoire frappe à la porte. Au plus fort des pourcentages, ils sont au coude-à-coude – littéralement. Mains en bas, menton haut, sprintant dans la pente. Un bras de fer s’engage et … Bartoli craque. VDB lui éclate la main sur la table. Prenant un ascendant psychologique, et physique, qui le portera jusqu’à la victoire à Liège. C’est lui qui ira en effet chercher Boogerd, après son attaque dans la côte de Saint-Nicolas. Avant d’aller s’imposer au bout des 264km de ce monument éternel de l’histoire du cyclisme. Pour prendre la couronne. S’asseoir sur le trône. Et poser les bases d’un règne, pense-t-on alors, qui sera long et pérenne. Oui mais…

VDB, clap de fin
Impossible de passer la suite sous silence, quand bien même fut-elle infiniment triste. Homme, être complexe. Aussi lumineux qu’ombrageux. VDB était peut-être source d’une lumière trop intense pour que l’ombre ne reste discrète. Les deux faces d’une même pièce. En cette saison 1999, en tout cas, son nom commence malheureusement à résonner d’échos beaucoup moins glorieux. Il va s’inviter dans les chroniques à scandale des affaires de dopage. Qui deviennent comme des marqueurs de cette époque. Un an après l’affaire Festina, le cyclisme connaît une période trouble. Sulfureuse. Que VDB, comme d’autres, va finir par incarner. Interpellé pour ses liens avec Bernard Sainz, le « Docteur Mabuse », il est ainsi suspendu deux mois par son équipe, la Cofidis. Ailes coupées en plein envol. Il reviendra tout de même pour la fin de saison : 7ème aux mondiaux de Vérone après avoir gagné deux étapes – grandioses – sur la Vuelta. Ce seront hélas ses deux dernières victoires professionnelles.
La suite est en effet une longue et lente chute vers les abîmes. En 2002 on voit son nom associé aux occurrences EPO, morphine ou clenbuterol. Jamais bon. Sa ligne de défense alignée sur un surprenant «c’était pour mon chien» n’ayant pas convaincu, il purgera une suspension de 6 mois. Ensuite viendra un dernier sursaut d’orgueil avec cette 2ème place sur le Tour des Flandres en 2003. Derrière Van Petegem, comme en 1999. Flash du lustre passé. Mais un passé hélas définitivement refermé. VDB change d’équipe tous les ans – voire parfois au bout de quelques mois. Comme cherchant un équilibre perdu. En quête d’un nouveau départ. D’une rédemption. Pour raccrocher les wagons de son histoire personnelle avec un sport qui est son seul repère. Mais il se perd. Ne s’entraîne plus. Ou mal. Il est tantôt contraint de démissionner pour manque de résultats (comme chez Unibet.com), tantôt on le retrouve associé à des histoires étranges. Lors de cette cyclo en Italie par exemple, à laquelle il participe sous une fausse licence au nom de Francesco Del Ponte, et présentant une photo de Tom Boonen.
Le fil semble se distendre de plus en plus. VDB s’égare. Il erre. Perdu. Ballotté dans l’écume de l’existence. Il tente de se suicider en juin 2006. Fait un passage en hôpital psychiatrique. Progressivement, l’omerta tombe. Les langues se délient. VDB lui-même se livre. Comme pour alléger une conscience qui se fait bien lourde. Donner une grille de lecture pour appréhender tout ce qu’on ne comprend plus, aussi. Comme des confessions. Témoignage nécessaire au décryptage de sa réalité. Nous parviendront au fur et à mesure ces sordides récits de soirées « défonce ». En compagnie de Philippe Gaumont, qui l’aurait initier à la dope. Qui se chargea également des présentations avec le Docteur Mabuse et ses méthodes loufoques de démiurge homéopathe ou gourou narcissique. Du cyclisme au dopage. Du dopage à l’addiction. Une mélodie glauque et triste, tenace, qui n’aura de cesse de l’enfoncer toujours un peu plus profond. Jusqu’à échouer, sans vie, dans un hôtel de Saly, au Sénégal. Après une dernière nuit d’ivresse en compagnie de son ami Fabio Polazzi. Apparemment après avoir cherché – dans une ultime maladresse du désespoir – un dernier moment de réconfort, de légèreté, de douceur, d’affection, d’amour, dans les bras d’une prostituée… Alors qu’il confessait une semaine auparavant aller mieux, et vouloir tenter un énième retour sur le vélo, Frank Vandenbroucke trouvera finalement le repos éternel. Victime d’une embolie pulmonaire.
Frank Vandenbroucke décède ainsi, le 12 octobre 2009. VDB qui avait fini par se surnommer lui-même « l’enfant terrible du cyclisme belge » nous aura, du temps de sa trop courte vie, offert de grands moments de cyclisme. De ceux qui restent dans les mémoires pour toujours. Parmi ceux-là le souvenir intense et flamboyant de son Liège 1999. En ce dimanche 25 avril, 22 ans plus tard, les échos de cette joute magnifique et de sa gueule de jeune premier résonneront dans les vallons ardennais. Les bras levés. Souriant. Victorieux. Heureux. C’était avant l’entrée en scène de ces démons qui n’eurent de cesse ensuite de tourmenter son âme. Aujourd’hui, en son souvenir, laissons chanter les anges.