EURO 2020 Sélections nationales

EURO 2020 : Ukraine, le Shakhtar Donetsk, un club déraciné

C’était un vendredi soir, à 18h30, Kostyantin Trukhanov, sans le savoir, donnait le coup d’envoi du dernier match de football à la Donbass Arena. Depuis ce 2 mai 2014, le Shakhtar Donestk, vit sa passion loin de chez lui, comme tant d’autres. Une victoire 3-1 en guise de divorce, avec un doublé de Luiz Adriano et deux passes décisives de Darijo Srna, une époque footballistique révolue. Footballistique, car tout le reste dure depuis longtemps… trop longtemps. La guerre est arrivée, et subsiste, pourtant, le football continue et le Shakhtar vit toujours de belles heures. Cet été, à l’Euro, la sélection ukrainienne aura l’occasion de mettre un peu de lumière sur un pays meurtri.

Après cette rencontre face au Mariupol, le Shakhtar joue le dernier match de sa saison à domicile face au Volyn Lutsk, sauf qu’il est délocalisé… à Cherkasy, à plus de 500 km de Donestk. C’est le début d’une longue itinérance. Seul réjouissance : les Mineurs sont champions d’Ukraine pour la 9e fois de leur histoire, le 5e d’affilé. Le club ne le sait pas encore, mais les deux saisons suivantes vont être plus complexes. Le rival du Dynamo Kiev emporte les deux championnats et la Donbass Arena (le stade du Shakhtar Donestk inauguré en août 2009) ne revit toujours pas. En cause ? La Guerre du Donbass qui fait rage au sud du pays.

Une guerre plus longue que prévu

Tout commence le 21 novembre 2013 avec la décision du gouvernement ukrainien de l’époque de ne pas signer un accord d’association avec l’Union européenne, dans le but, à terme, de l’intégrer. Au contraire, Viktor Ianoukovytch décide de se rapprocher de la Russie, car il est un président pro-russe. Cette décision ne plaît pas à tous les Ukrainiens et des manifestations éclatent sur la place de l’Indépendance à Kiev, aussi appelée le Maïdan. Le phénomène se répand dans les grandes villes du pays, comme à Donetsk. C’est en cela que ces événements se nomment Euromaïdan. L’escalade de la violence commence et début décembre, on dénombre entre 250 000 et 500 000 manifestants qui participent aux heurts. Cela empire au mois de février avec plus de 80 morts à déplorer, notamment du 18 au 21. C’est la révolution de Février, ou révolution de la Dignité. Cela débouche sur la destitution de Ianoukovytch le 23 février et un gouvernement pro-européen intérimaire est nommé.

Des drapeaux ukrainiens, européens, et nationalistes se mêlent aux manifestations sur la place de l’Indépendance à Kiev de novembre 2013 à février 2014. (thenation.com)

Les tensions entre l’Ukraine et la Russie grandissent. Pour le gouvernement de Vladimir Poutine, le nouveau gouvernement ukrainien est illégitime. Dans le même temps, des forces russes se déploient en Crimée le 22 février 2014. Le président russe nie les faits, malgré le fait que ces événements soient sans violences. Le 28 février, cette armée est clairement identifiée. C’est alors que les deux pays continuent de s’accuser mutuellement. Des manifestations pro-russes surviennent alors dans le sud et l’est de l’Ukraine, le 1er mars. Dix jours plus tard, le Parlement de la Crimée proclame son indépendance. Un référendum se tient le 16 mars afin de légitimer son action et le 18, Vladimir Poutine déclare que la République de Crimée et la ville de Sébastopol deviennent deux nouveaux sujets de la fédération de Russie. Il faut savoir que cette région était ukrainienne depuis 1954, auparavant russe, mais après l’indépendance du pays en 1991, elle avait un statut singulier, celui de République autonome.

Dans le même temps, en Ukraine, les manifestations anti-maïdan prennent de l’ampleur et basculent dans la lutte armée. Nous sommes début avril et jusque-là, le football dans le Donbass était encore possible. Cela fait donc 7 ans, 1 mois et 11 jours que la Guerre du Donbass a éclaté. Tout le monde a pensé qu’une solution serait trouvé rapidement, or aujourd’hui, la situation est gelée et une guerre de position s’est mise en place dans cette région à majorité russophone. En témoignent les Républiques populaires de Donetsk et de Luhansk respectivement fondées le 7 avril et le 11 mai. Depuis, les séparatistes russes affrontent les nationalistes ukrainiens sur une région légèrement plus petite que la région Grand Est en France. Nous en profitons pour vous mettre ci-dessous, une vidéo du Grand JD, un Youtubeur suisse, qui est allé sur le front il y a quelques mois.

Des clubs délocalisés

Plusieurs clubs professionnels ont été durement touchés et le sont encore aujourd’hui. Commençons par le Shakhtar Donetsk, l’un des deux plus grands du football ukrainien. À l’aube de la saison 2014-2015, le nouveau stade résident devient l’Arena Lviv, une enceinte de 34 915 places, où joue déjà le Karpaty Lviv depuis 2011, année de son inauguration. Depuis 2018, c’est un autre club de la ville, le FK Lviv, qui occupe ce stade, puisqu’entretemps, le Shakhtar a migré ailleurs. Mais avant de continuer, il faut savoir que cette ville se situe à l’exact opposé de Donetsk, sachant que les Mineurs y ont joué jusqu’en décembre 2016. 1000 km séparent les deux villes, c’est énorme, mais surtout surréaliste lorsqu’on se rend compte de ce que cela engendre. Ce choix s’explique tout de même pour deux raisons simples et logiques : l’Arena Lviv était disponible, pouvait accueillir des matchs de coupe d’Europe, mais surtout n’était qu’à 470 km de Kiev, où le Shakhtar s’entraîne depuis.

En janvier 2017, le club déménage au Stade Metalist, distant de 410 km de Kiev et de 300 km de Donetsk. Ce stade contient 40 000 places et surtout, est vide de tout occupant. En effet, le Metalist Kharkiv qui occupait le stade depuis 1926, fait face à de gros problèmes financiers depuis plusieurs années et est contraint de disparaître. C’est l’occasion de vous partager un article du Corner qui date de décembre 2020 et retrace également les difficultés du football dans le Donbass. Merci à eux pour certaines de leurs infos très précieuses. Malgré cela, le Metalist 1925 Kharkiv a été fondé durant l’année 2017 et occupe le stade au même titre que le Shakhtar Donetsk. Durant 3 ans et demi, les coéquipiers de Marlos y jouent tous leurs matchs à domicile, mais l’arrivée du Covid change la donne.

Marlos, vice-capitaine du Shakhtar Donetsk et joueur depuis 2014, représente l’Ukraine depuis 2017 et jouera peut-être l’Euro 2020 sous les couleurs de son pays adoptif. (guardian.ng)

En mars 2020, le monde du football s’arrête et il est temps de revoir les accords. C’est alors qu’à la reprise, en mai, le club du Shakhtar parvient à trouver un compromis avec le ministère de la jeunesse et des sports ukrainien afin de pouvoir disputer ses matchs au Stade Olympique de Kiev. Aussi nommé NSC Olimpiski (Complexe sportif national Olimpiski), il est l’antre de l’ennemi juré du Shakhtar : le Dynamo Kiev. Sacrée ironie de l’histoire lorsqu’on sait l’antagonisme qui existe depuis une vingtaine d’années. Malgré cela, c’est une super nouvelle pour les déracinés de Donetsk, puisque cela leur permet de jouer à 20 km de leur centre d’entraînement. Officiellement, un accord a été trouvé pour que le club reste dans ce très beau stade de 70 000 places, au minimum jusqu’à l’été 2023. Une situation viable depuis un an maintenant donc, en espérant que cela dure, car cela permettrait d’accéder à une nouvelle ère pour le club.

Le Shakhtar Donetsk n’est pas le seul club à avoir subi ce genre de changements. Deux autres clubs professionnels localisés dans la région du Donbass ont dû y faire face. Il s’agit du FC Olympik Donetsk et du FC Zorya Luhansk. Le premier a déjà joué dans quatre stades différents depuis 2014 et est actuellement résident du Chernihiv Stadium, où joue le Desna Chernihiv. Le second dispute ses matchs à domicile à la Slavutych Arena, où joue le Metalurh Zaporijia. L’Olympik Donetsk joue donc à 600 km de son stade d’origine, le Sports Complex Olimpik, tandis que le Zorya est à 300 km de son stade l’Avanhard Stadium.

Une politique sportive à revoir

Il n’y a pas que la Donbass Arena qui a été remise en cause, il y aussi tout un modèle stratégique mis en place depuis la création du club par Rinat Akhmetov en 1996. Ce dernier, originaire de Donetsk et qui a fait fortune grâce à la richesse industrielle de la région du Donbass, a beaucoup souffert des conséquences de la guerre. Pro-européen, Akhmetov a perdu une partie de ses actifs et donc de sa fortune. Son club du Shakhtar en souffre forcément. La politique sportive a légèrement changé. Le club se repose davantage sur les jeunes ukrainiens plutôt que sur des Brésiliens qui ont fait (et qui font encore) la force de l’équipe depuis le début des années 2000 grâce à Mircea Lucescu – aujourd’hui entraîneur du Dynamo Kiev.

Sportivement, c’est très intéressant, car on le voit cette saison avec Ruslan Malinovskyi et Oleksandr Zinchenko par exemple. Ces deux-là ont été formés au Shakhtar Donetsk, mais n’y ont jamais joué. Actuellement, ils performent – ils feront sûrement parti des leaders techniques de la sélection nationale à l’Euro -, mais le Shakhtar n’a pas pu en profiter. Heureusement, il peut bénéficier des talents d’Anatoliy Trubin au poste de gardien de but et de Mykola Matviyenko au poste d’arrière gauche.

Malgré une irrégularité évidente cette saison, Anatoliy Trubin a montré qu’il avait tout pour devenir le futur meilleur gardien de son pays. (thelaziali.com)

Malgré tout, cela n’a pas empêché le club de remporter de nombreux trophées depuis 2014. On dénombre 4 titres de champion d’Ukraine (2017,2018,2019 et 2020), 4 coupes d’Ukraine (2016,2017,2018,2019) et deux supercoupes (2015 et 2017). Une armoire qui est très bien remplie, puisque le Shakhtar rivalise avec le Dynamo Kiev, même si cette saison 2020-2021 fut un peu moins belle. Ce n’est pas un hasard si Luis Castro a quitté son poste il y a quelques jours. C’est l’occasion pour évoquer l’attractivité du club, qui semble encore plutôt fort, puisque Roberto De Zerbi, l’entraîneur prometteur de Sassuolo, est annoncé comme futur coach de l’équipe ukrainienne.

Quid de l’avenir ?

Si De Zerbi arrive, nous nous faisons peu de soucis quant à la saison prochaine. Mais les interrogations sont évidemment plus larges. Tout d’abord, la Donbass Arena, que faut-il imaginer après 2023 ? Au début de la guerre en 2014, le stade a subit un incendie, mais a résisté. Ensuite, il a servi de point de livraison humanitaire, en partie grâce à Rinat Akhmetov. 12 millions de colis alimentaires y transitent durant trois ans. Mais en 2017, le stade est pris par les séparatistes russes. Il y est alors occupé et dégradé. Actuellement, l’administration du stade fait tout pour le maintenir à flot, en attendant peut-être un retour à la normale dans les prochaines années…

Pour le moment, la guerre est toujours là et il est impossible de revenir jouer dans la région du Donbass. Il n’y a pas que le football qui a été impacté, il y a toute la vie qui s’y déroulait. Une partie de la population des villes de la région a dû migrer vers la capitale, vers des endroits sûrs. C’est le cas de nombreux ultras, comme ceux du Shakhtar Donetsk, qui pour certains ont combattu (et combattent peut-être encore) les séparatistes russes sur le front. On en profite pour vous donner le lien d’un court sujet sur le thème produit par Arte, il y a plus d’un an maintenant. Il nous a glacé le sang et évoque très bien les problématiques de supporters vis-à-vis de la crise que traverse l’Ukraine depuis plus de sept ans.

S’il est impossible de revenir jouer dans la Donbass Arena, cela veut donc dire que le Shakhtar n’est plus un club de Donetsk ? Cela pose ainsi la question de son identité. Cette problématique est également valable pour les autres clubs impactés. En Ukraine, ce sujet fait de plus en plus débat et interroge forcément, car c’est si peu commun. Pourtant, le Shakhtar aurait peut-être intérêt à se renommer “Shakhtar Kiev” le temps de la résolution du conflit. On espère qu’il ne dura pas indéfiniment et que ces problèmes-là sont évidemment temporaires. Malheureusement, les supporters sont pessimistes et ne pensent pas que leur équipe reverra un jour, la Donbass Arena, une enceinte pourtant ultra-moderne.

En attendant, le football continue et c’est une très bonne chose. Le Shakhtar continue d’être ambitieux en voulant dénicher Roberto De Zerbi qui est logiquement sollicité grâce à ses très bons résultats. C’est de bon augure, d’autant que le football ukrainien progresse, en témoigne son équipe nationale. Andrey Shevchenko et ses joueurs ont une carte à jouer cet été. La poule est abordable et l’exploit de renverser les Pays-Bas est possible, en espérant pourquoi pas, constituer la surprise de cet Euro 2020.

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