« Créé par les pauvres, volé par les riches » ou « RIP (repose en paix), Football 1863-2021 ». Tels sont les slogans sur les pancartes des centaines de supporters de Chelsea, qui se rassemblent en ce mardi 20 avril 2021, aux abords du stade de Stamford Bridge. S’ils sont là, c’est pour faire entendre leur opposition au projet annoncé, quarante-huit heures plus tôt, de la SuperLeague. Une compétition semi-fermée rassemblant notamment six clubs anglais, dont trois sont localisés à Londres : Arsenal, Chelsea et Tottenham. Si, finalement, les rassemblements populaires, orchestrés par les fans de ces clubs, ont abouti au renoncement du projet, cet épisode démontre bien la dichotomie qui sévit actuellement dans le football britannique : une culture populaire portée par les fans locaux, héritiers revendiqués des valeurs traditionnelles du ballon rond, face à une réalité économique tournée vers l’internationalisation. Un constat d’autant plus vrai à Londres. Focus.
Le football est né deux fois à Londres. En 1863, lorsque les lois du jeu furent rédigées dans un pub de Covent Garden. Et en 1992, lorsque les plus grands clubs anglais, dévoilant la Premier League dans un hôtel face à Hyde Park, assumèrent la rupture avec leur public populaire et la priorité donnée à la croissance des revenus. Mais la capitale où ce sport a défini ses règles, puis son modèle économique, est comme absente des palmarès. Londres est une ville de football, pas de trophées. Les gros clubs brassent désormais d’importantes sommes d’argent et rénovent à grands frais leurs stade, au détriment de leurs quartiers historiques.
Des racines amateures, à la place forte du football professionnel
Pourtant, le football est joué à Londres depuis des siècles, bien que dans sa forme précoce, il se compose de plusieurs bandes courant dans les rues pour se disputer un ou plusieurs ballons dans un style plus proche du Rugby. On en trouve des traces dès 1314, où une proclamation royale décrète : “Dans la mesure où il y a un grand bruit dans la ville, causé par la bousculade sur les grandes boules, d’où de nombreux maux peuvent surgir, que Dieu nous en préserve, nous commandons et interdisons au nom du Roi, sous peine d’emprisonnement, un tel jeu à utiliser dans la ville à l’avenir“. Malgré tout, son développement se poursuit. Au début du XIXe siècle, de nombreux clubs amateurs existent à Londres (et ailleurs), chacun composé de plusieurs équipes qui s’affrontent selon leurs propres règles. Face au Nord industriel, qui s’organise autour de Manchester et Liverpool, Londres devient le symbole d’un Sud hostile au football professionnel. Les clubs y sont toujours sur une organisation traditionnelle réservée aux élites.
D’ailleurs, ces équipes ne participent pas au championnat de première division fondé en 1888 et créent, en opposition, la Southern League. Progressivement, celle-ci laisse le professionnalisme s’installer, puis les clubs rejoignent petit à petit la Football League, jusqu’en 1920 (Arsenal en 1904, Chelsea en 1907 puis Tottenham en 1909). La présence de plusieurs équipes londoniennes en Premiership se fait même rapidement sentir : Arsenal, Chelsea, Tottenham sont accompagnés dans l’entre-guerre par West Ham, Charlton et Brentford. Si le schéma se répète après la Seconde Guerre mondiale, – Leyton Orient, Millwall, QPR, Wimbledon faisant également quelques passages plus ou moins marquants – seul le trio Arsenal (13 fois), Chelsea (6), Tottenham (2) réussit à inscrire son nom au palmarès du championnat.

Londres est aujourd’hui considérée comme la capitale du football anglais. En lien, elle abrite le siège de la Football Association, d’abord basée à Lancaster Gate pendant plus de 70 ans, avant de successivement déménager sur la place Soho, puis au stade de Wembley en 2009. Globalement, la ville respire le football et pour cause, on y compte douze clubs professionnels répartis dans quatre divisions, ce qui en fait une ville dense au niveau footballistique. Six clubs jouent en Premier League pour la saison 2021/2022 : Chelsea, Tottenham, Arsenal, Crystal Palace, West Ham et Brentford, petit nouveau qui fête son retour dans l’élite après plus de sept décennies d’absence.
Des rivalités populaires aux enjeux économiques
Une situation qui pousse d’ailleurs Manchester City à penser à un improbable projet de centre d’entrainement secondaire à Londres. Une réplique de la City football Academy avec une douzaine de terrains, un complexe sportif, un centre d’hébergement et de restauration ; le tout pour 225 millions d’euros. Pour le reste, trois autre clubs londoniens évoluent en deuxième division anglaise, la Championship : Fulham, Millwall, Queens Park Rangers. Charlton et AFC Wimbledon jouent en League 1 (D3) tandis que Leyton Orient FC évolue en League 2 (D4).

Historiquement, les supporters sont attachés au club de leur quartier. La rivalité sportive prenant souvent la forme d’une rivalité entre quartiers. Le sentiment d’appartenance à ces clubs londoniens a d’abord été un sentiment d’appartenance à une certaine classe ouvrière. Parmi les clubs londoniens, qui sont aujourd’hui professionnels, un grand nombre d’entre eux ont vu le jour à la fin du XIXème siècle à l’initiative des associations ouvrières. Par exemple, à Woolwich, le quartier au sud de la Tamise, un club est né à l’initiative des manufactures d’armes et des munitions, le Dial Square FC. Ce club est ensuite rebaptisé Royal Arsenal puis Woolwich Arsenal. D’où le canon sur l’écusson du club. En 1905, des ouvriers travaillant sur le chantier d’un palais des expositions, le Crystal Palace, créent un nouveau club de football, portant le même nom que le chantier.
La rivalité et l’identité des supporters des clubs londoniens reposent sur l’importance de cette appartenance à un quartier, à un club local. Mais on peut trouver un second aspect de cette appartenance dans les communautés étrangères et les différentes religions. Par exemple, l’immigration juive au nord de Londres à la fin du XIXème siècle, a fait que Tottenham compte de nombreux supporters de confession juive. Ce qui vaut au club une réputation de « club juif », qui ne se justifie plus autant aujourd’hui.
Si la géographie des clubs londoniens paraissait simple, les rivalités et les emplacements des clubs se sont compliqués avec les intérêts économiques. La volonté de développement économique des patrons des usines londoniennes a chamboulé la géographie du football à Londres, créant ou entretenant de fortes rivalités. « L’inconvénient de la grande variété de clubs, ici, est la lutte pour prospérer ou même survivre dans un terrain très encombré. Chaque club londonien a souffert de graves problèmes financiers à un moment ou à un autre, ce qui a souvent conduit à la nécessité de défendre ou d’étendre son propre territoire », commente Thimothy Bridge, co-auteur du rapport « Football Money League 2020 ». Un rapport concurrentiel qui explique également le manque d’ampleur dans le palmarès de la Premiership.
Football à Londres, acteur et symbole de la gentrification
Mais depuis 1992 et la Premier League, Manchester et la capitale anglaise se partagent les titres. Le « big six » de Premier League est à moitié londonien : un basculement qui fait sens dans un sport qui tourne autour de l’argent. Car mieux vaut être à Londres, ville au rayonnement international, qu’à Leeds pour trouver des supporteurs prêts à dépenser des milliers de livres et des actionnaires décidés à investir des millions. Le fait que trois clubs, ou parfois quatre, de Londres jouent au niveau international est plus une règle que l’exception (pour seulement deux Ligue des champions au palmarès). Timothy Bridge, n’est pas étonné que des entrepreneurs américains, pakistanais, russes, émiratis ou encore malaisiens se soient offert des clubs de la capitale ces dernières années. « Londres est une combinaison de business et de football. Grâce à l’importante population de la ville, tous les clubs possèdent un marché naturel fort, qui repose sur des liens historiques, géographiques, religieux. »

Un phénomène qui inquiète les fan-bases historiques. Dans cette ville, qui a tant changé depuis trente ans, le football n’a pas été épargné : des stades ont été détruits, Highbury (devenu un parc résidentiel chic) en tête ; les places dans les nouvelles enceintes sont devenues hors de prix ; le marketing et les produits dérivés ont envahi le paysage. Le public des stades s’est embourgeoisé ; il chante moins qu’avant : le foot y est devenu un spectacle pour cadres supérieurs et touristes, la ville accueillant 31,2 millions de touristes par an. À l’opposé de l’ambiance hétérogène d’hier, baignée par les vivats du public et les vapeurs d’oignons cuits émanant des ruelles voisines conduisant aux tribunes en bois de Highbury. Pete Haine, supporter de Tottenham est très conscient de l’attrait du football anglais à Londres. « Un touriste qui vient à Londres va vouloir voir la tour de Londres, Buckingham Palace et un match de foot. On a le meilleur championnat au monde. Les gens veulent goûter à ça. Et entre Arsenal, Tottenham, Chelsea, Fulham, West Ham, il y a le choix… » La suite logique du tournant international qu’à pris la Premier League, désormais une économie dans l’économie :
• Le nombre estimé d’emplois générés par les 20 clubs du championnat est aux alentours de 100 000.
• Les droits TV internationaux montent à près 1 milliard d’euros, soit 49,3 millions d’euros par club.
• Les revenus totaux (commerciaux, droits TV, etc.) versés aux clubs par la PL sont évalués à 2,81 milliards d’euros.
• Les impôts payés par les clubs et la PL sont de l’ordre de 3,78 milliards d’euros.
• La contribution de la PL au PIB britannique est de 8,73 milliards d’euros, soit près de 0,4 % du total.
La présence de coach de prestige, ainsi que d’une ribambelle d’internationaux sur le terrain, sans parler des publicités qui défilent en faveur de sponsors chinois ou vietnamiens sont un bon indicateur du niveau d’internationalisation. Pour y répondre, les clubs se modernisent à l’image de West Ham et de son installation dans le stade olympique de Londres, plus pratique et bankable que Boleyn Ground. À Tottenham, le tronçon de High Road qui relie la station Seven Sisters et le Tottenham Hotspur Stadium est symbolique de ce changement. Sur cette artère de deux kilomètres de long, on croise des marchands d’écharpes, des pubs aux couleurs du club, des échoppes de produits dérivés. Avec ses 2 000 m², l’« official store » est le plus grand d’Europe. A l’intérieur, on compte 60 points de restauration. Si les fans sont plutôt heureux, le nouveau stade ne ravit pas tout le monde.
Mécontentement populaire et contre-exemple
Dans ce quartier multi-ethnique et déshérité du borough de Haringey, là où ont éclaté les émeutes de 2011, rares sont ceux à pouvoir se payer un abonnement, et certains habitants et commerçants voient la nouvelle enceinte d’un mauvais œil. La soixantaine d’entreprises installées là, sont sous la menace d’une expropriation par le conseil municipal qui voudrait raser l’ensemble pour dégager l’accès au stade. Alors même que sans les abonnements – entre 900 et 2 500 euros –, les rentrées d’argent sont énormes. Un exemple parmi tant d’autre de la gentrification dans la capitale.

Globalement, il est vrai que les supporters anglais, transformés contre leur gré en consommateurs, contraints de s’abonner à trois chaînes à péage différentes (Sky, BT, Amazon Prime) s’ils veulent voir tous les matches de leurs clubs, ont un profond réservoir de griefs dans lequel puiser pour nourrir leur colère. L’annonce de la SuperLeague a été « la goutte d’eau qui a fait déborder le vase ». Ce 20 avril, ils ne protestent pas que contre cette nouvelle compétition. Ils exprimaient la frustration contenue tant bien que mal de voir leur football être approprié, détourné, trahi par des riches et des puissants qui en ignorent tout, hormis ce qu’il représente en termes de pouvoir et d’argent.
Toutefois, l’histoire du football dans la capitale ancrée dans sa tradition hors-ligue, est perpétrée par de célèbres vieux clubs comme Corinthian Casuals. Restée officiellement amateur, l’équipe qui évolue aujourd’hui en septième division s’est fait connaitre au début du XXème siècle par ses tournées mondiales, où elle laissa des traces un peu partout, notamment au Brésil avec la création du fameux club Paulista, en 1910, du CS Corinthians (le s a été rajouté par erreur).
Autre exemple, en 2002, quand des investisseurs ont détruit leur club de football, le FC Wimbledon, et l’ont transplanté dans la ville de Milton Keynes, des milliers de supporters déçus sont restés. Ils se sont mis ensemble et ont créé un nouveau club avec lequel ils ont recommencé tout en bas. Il a été suivi de six ascensions en quatorze ans, de février 2003 à novembre 2004, l’équipe est même restée invaincue durant 78 matchs. L’AFC Wimbledon, dirigé par les fans, a rejoint le football professionnel et évolue aujourd’hui en League One (D3), au même niveau que Milton Keynes Dons. C’est une histoire de persévérance, mais aussi une leçon simple pour le football anglais : tant qu’il y a un petit groupe de supporters prêts à tout sacrifier pour leur club, on peut le préserver pour les générations futures.
South London, nouveau réservoir de la Premier League
Une autre caractéristique émerge dans cette évolution. Le fantastique réservoir de talents du sud de Londres est enfin exploité en Premier League. Longtemps délaissés, les joueurs issus de ces banlieues défavorisées revendiquent un style spécifique et spectaculaire, que l’évolution des mentalités a permis de faire accepter. En 2018/19, plus de 10 % des joueurs anglais à avoir évolué au moins une fois en Premier League venaient du Sud-Est de la capitale, à l’image de Tammy Abraham ou Callum Hudson-Odoi. Une aire peuplée de 2,8 millions d’habitants, subdivisée en douze quartiers (Southwark, Bromley, Kingston et Croydon notamment). Un coin à la fois multiculturel, aux communautés ghanéenne, nigériane, jamaïcaine, hispanique, mais aussi fortement défavorisé : Selon l’association “Trust for London” le taux de pauvreté y atteint 31 % pour 2018 et le taux de chômage y est de l’ordre de 6,5 %. De plus, on compte un nombre élevé d’attaques au couteau (860 sur la période).
C’est dans cette violence sociale que le style de South London tire ses racines : Un football rapide, où le dribble est roi, joué à même le béton fissuré des cités, soupoudré de culture hip hop. On joue pour humilier l’autre par un geste, pour montrer qu’on est le meilleur. C’est un football aux antipodes du « Kick’n’rush » britannique. Ce style, autrefois vilipendé par les clubs et la fédération, est de plus en plus valorisé. Il est même devenu une fierté grâce aux Reiss Nelson, Tammy Abraham, Jadon Sancho. Récemment, les rues de South London servaient de décor à un spot publicitaire de Nike, avec Jadon Sancho en tête d’affiche. Une mise en lumière tardive, liée aux choix d’institutions vieillissantes et imprégnées d’un racisme structurel. Colin King, sociologue, explique que la culture du football britannique a été normée par le prolétariat blanc. Celle des Paul Gascoigne, Alan Shearer ou Steven Gerrard, des joueurs au style bien différent de celui des jeunes pousses de South London.
« Les écoles, les cages de cités, les ligues de cinq contre cinq… Maintenant les clubs ont des yeux partout. Les staffs de recrutement s’étoffent. Trouver le prochain Zaha ou le prochain Sancho, c’est ce qu’ils veulent tous. Et désormais les gamins ont des modèles à peine plus âgés qu’eux auxquels ils veulent ressembler. »
Errol Johnson, recruteur du Fulham FC au jounal le Temps.
Toutefois, depuis le début des années 2010, les clubs et la fédération engagent des coachs et des recruteurs qui viennent aussi de la zone. Manchester City et Chelsea sont les deux grands clubs anglais qui recrutent le plus de joueurs de South London. Mais dans ces quartiers, d’autres académies moins formelles se sont formées pour donner un cadre (scolaire, culturel, associatif) à ces talents. Errol Johnson, recruteur à Fulham, compare South London aux banlieues françaises. « Je pense qu’il y a encore plus de bons éléments ici. La différence, c’est qu’avec la Ligue 1, les Français ont un championnat pour se développer dès leur plus jeune âge. En Premier League, c’est plus difficile ». Aujourd’hui ces jeunes partent, parfois, avant même d’avoir joué en Premier League. C’est le cas de Josh Maja à Bordeaux, de Jadon Sancho à Dortmund.
C’est à travers cette nouvelle génération que l’Angleterre se met à rêver d’inscrire son nom au palmarès du championnat d’Europe des Nations. Une compétition qu’elle n’a jamais remporté, un comble pour le pays du football. Dans les 26 joueurs de la liste de Gareth Southgate, 5 sont d’ailleurs nés à Londres : Harry Kane, Jadon Sancho, Bukayo Saka, Declan Rice et Reece James, mais tous rêvent de soulever le trophée de l’Euro, le 11 juillet prochain leur temple de Wembley. Un beau symbole pour la ville qui a vu naître le football.