Les émotions liées au choc de la nouvelle sont retombées. Quelque peu. Le mardi 1er février 2022, Brian Flores attaquait officiellement la NFL en justice pour ce qu’il considère être plusieurs cas clairs de racisme. Symboliquement, l’ex entraîneur en chef des Dolphins de Miami choisissait le premier jour du “Black History Month” pour que résonne aux Etats-Unis son cri du coeur. Dans une attaque qui vise les Denver Broncos, les New-York Giants et les Dolphins, le clan Flores cite plusieurs évènements et échanges qui rappellent, si besoin était, que la NFL fait toujours face à démons.

Brian Flores sait. Il sait ce qu’il fait, ce qu’il vient de déclencher et ce qui va lui arriver. L’issue du procès, qui se déroulera dans les prochains mois est, pour ainsi dire, secondaire. Brian Flores et son avocat savent que l’histoire est écrite. Il était aux premières loges lorsque, cinq ans plus tôt, Colin Kaepernick sacrifiait sa carrière sur l’autel de ses convictions. Il a vu de ses propres yeux le torrent médiatique, la réaction des deux Amériques, le président de la République traiter les joueurs accompagnant Kap de “fils de p*tes”. Il a bien vu que, sous couvert de soutien à l’armée, on ne parlait pas de racisme aux USA. Il s’est tu.
Et pourtant, difficile de l’imaginer calme sous le masque. Brian Flores a, après tout, toujours été un fervent défenseur des joueurs et des siens en particulier. Comme ce dimanche 6 décembre 2020 où il a fallu le retenir d’aller se battre avec certains joueurs des Bengals en réaction à certains mauvais gestes sur le terrain. Flores vient de Brownsville, l’un des quartiers les plus difficiles de Brooklyn. Il a réussi à sortir de cet enfer pour être Linebacker à Boston College au début des années 2000. Son niveau aurait même pu lui ouvrir les portes de la NFL, jusqu’à ce qu’une blessure au quadriceps mette fin à ce rêve.
Ouvrir la voie
Brian Flores arrive donc en NFL par la petite porte, en tant que scout pour les Patriots de New England. S’en suivra une longue et lente ascension vers la lumière. Quinze ans et sept postes différents plus tard, le coach connaîtra son moment de gloire lors du Super Bowl LIII, où son plan de jeu limitera l’attaque des Rams à 3 points. La suite est connue.
Il s’est donc tu, et il a continué à exercer le métier qu’il aime pour que la NFL reconnaisse enfin son nom. Malgré tous les obstacles qu’il y a eu sur son parcours. Pour se frayer le chemin, mais aussi pour ouvrir la voie à tous les autres. Lui, le fils de parents honduriens, était alors l’un des trois coaches de couleur dans la plus grande ligue sportives des Etats-Unis (avec Anthony Lynn et Mike Tomlin). Un exploit non négligeable.

Car si la NFL célèbre un succès inébranlable dans son pays à travers les lumières du Super Bowl, sa part d’ombre n’en reste que plus visible. On s’attend à ce qu’une institution aussi fortunée, aussi en avance sur son temps sur la technologie, la gestion ou la communication, soit une référence en matière de progrès sociaux. Il n’en est rien. L’affaire des anciens mails racistes de Jon Gruden le prouve : le traitement des minorités reste un problème qui gangrène la ligue.
La Rooney rule, une excuse pour les propriétaires
Et alors que des propriétaires comme Dan Snyder continuent d’occuper, impunément, des positions aussi importantes, comment pourrait-il en être autrement ? Et avec des revenus toujours en hausse, des propriétaires bien plus maîtres de la ligue que le commissaire lui-même, le verrou ne semble pas prêt de céder. Le racisme ou le sexisme font encore partie intégrante des instances de ce sport qui, loin de prendre le problème à bras le corps, y participent activement.
La discrimination est toujours visible en 2022 et l’inégalité des chances est trop visible pour être ignorée. Alors que la Rooney Rule, introduite en 2003, permettait d’entrevoir des améliorations concrètes, les résultats se font attendre. Pour rappel, cette règle imposait aux franchises à la recherche d’un nouveau head coach d’interviewer au moins un coach de couleur. Elle a même été étendue par la suite pour passer à deux entretiens. L’idée semble bonne et offre un tremplin concret aux entraîneurs qui le méritent.
Plus les intersaisons passent, plus la vérité apparaît claire : plus qu’une règle, la Rooney Rule devient une excuse pour les propriétaires. Les très réputés Eric Bienemy, Todd Bowles, Byron Leftwich, Jim Caldwell ou Brian Flores, donc, ne sont plus des réels candidats, mais des pantins à afficher fièrement dans la liste des candidats pour rassurer les fans.

Parmi ces candidats, certains feront remarquer que plusieurs ont déjà eu leur chances. Mais là aussi, en réalité, on trouve des traitements à deux vitesses. Les deuxièmes chances en NFL sont légion : Cette saison, seulement Josh McDaniels, Dennis Allen et Doug Pederson ont pu en profiter. Dan Quinn a pu ressusciter sa carrière en coordonnant la défense des Cowboys et croulait sous les demandes avant de décider de rester à Dallas. Bowles a mené la dernière saison des Jets avec un bilan positif, puis a dirigé la défense de Tampa Bay vers le sacre en 2021. Caldwell a emmené deux fois les Lions en Play-Offs, eux qui n’y sont allé que trois fois depuis le début du siècle. Il est le seul coach de la franchise avec plus d’une saison en positif depuis l’an 2000. Flores a surpassé les attentes sur chacune de ses trois saisons à Miami. Un point commun que l’on retrouve donc chez ces trois coaches : Avoir réussi à entretenir un maigre espoir au sein de franchises dysfonctionnelles avant d’être remerciés et d’attendre leur deuxième opportunité.
Des drafts compensatoires
Sauf que ce n’est pas suffisant. Comme l’ont montré David Culley ou Steve Wilks, l’espérance de vie est faible et le droit à l’erreur nul. A tel point que l’on est en droit de se demander (dans certains cas) si le coach de couleur ne sert pas de pantin jetable pour aider à la transition sur les premières années d’un roster calamiteux. Ou de se demander si ceux-ci ne sont pas obligés de ramasser les miettes et de prendre les postes dont personne ne veut vraiment. Et ce n’est pas la nouvelle règle d’inclusion instaurée par la NFL en 2021 qui y changera.
Offrir des choix de drafts compensatoires à une équipe qui perd un coach de couleur ne va pas encourager les autres équipes à engager celui-ci. Dans certains cas, est-ce que ce ne serait pas même le contraire ? La règle est non seulement alambiquée, elle a un sous-entendu très vicieux : Peut-on réellement mettre un prix quantifiable sur l’égalité des chances ?
Ces règles que la NFL tente d’instaurer se révèlent alors être un aveu de faiblesse sur sa capacité à promouvoir l’égalité des chances. On se rappelle que la Rooney Rule, notamment, faisait suite à des accusations similaires à celles de Flores (en 2003) de la part des avocats Johnny Cochran et Cyrus Mehri. En ce sens, cependant, on ne peut pas reprocher à la NFL d’essayer de faire bouger les choses. Des mesures ont été prises malgré le résultat, la communication de Roger Goodell veut toujours mettre l’inclusion au premier plan. Mais rien n’y fait. Car les propriétaires, eux, ne veulent pas.
100 000 dollars par défaite
Ainsi, en 2019, Brian Flores se présente à Denver pour y passer l’un des entretiens les plus importants de sa vie : Celui menant vers l’un des 32 postes de Head Coach en NFL. Lorsqu’il est enfin reçu par John Elway et Joe Ellis, ceux-ci se présentent avec une heure de retard. Et selon la plainte de Brian Flores, clairement éméchés de la veille. Et le rêve bascule au cauchemar, l’ambition en humiliation.
Brian Flores n’est pas un candidat, il ne l’a jamais été. Il est simplement là pour valider le protocole de la Rooney Rule. Un premier rappel à la réalité pour le New-Yorkais d’origine. Mais il finira par l’avoir, son poste d’entraîneur en chef : les Dolphins lui offrent les clés de l’équipe. Il hérite d’un effectif chaotique à la suite du passage désastreux d’Adam Gase. Le chantier s’annonce immense.
Il se révèlera encore plus compliqué que prévu lorsque le propriétaire Stephen Ross lui demandera explicitement de perdre volontairement des matches pour obtenir un meilleur choix à la draft. S’il est monnaie courante dans d’autres sports, le “tanking” est un tabou absolu en NFL. Le football américain est un sport bien trop violent et dangereux pour qu’on puisse décemment envoyer à des joueurs se faire massacrer. Le sport tire son essence de son esprit compétitif hors norme et en est indissociable.
Il n’est donc pas compliqué d’imaginer la réaction de Flores lorsque son employeur lui offre même jusqu’à 100 000 dollars par défaite. Son refus est catégorique et les Dolphins gagnent cinq matches en 2019, beaucoup mieux que ce qu’on leur prédisait. Ce qui sera, en réalité, le premier faux-pas pour son head coach, qui sera remercié deux saisons plus tard dans l’incompréhension générale. L’équipe semblait sur la bonne voie sous la houlette de son jeune entraîneur mais les tensions internes forcent Ross à mettre fin à cet élan.

La ligue attaquée pour racisme
Les médias et le grand public se posent donc beaucoup de questions mais Brian Flores sait. Il a bien compris qu’il avait mis les pieds dans un immense bourbier et que même les résultats sur le terrain ne sauveront pas sa peau. Il repart donc la tête haute et il a un sérieux CV pour candidater ailleurs. Comme aux Giants, par exemple. La franchise dont il était fan durant son enfance.
Lorsque John Mara et Joe Schoen lui proposent un entretien, Brian Flores a forcément dû repenser à ses yeux émerveillés lorsque, petit, il voyait les exploits de Lawrence Taylor sous le maillot bleu. Un signe du destin ? Toujours pas. Car il apprendra plus tard, par un SMS “hasardeux” de son ancien chef, Bill Bellichick, que le job était déjà prévu pour Brian Daboll. Daboll, ancien collègue de Schoen, était vu comme un futur HC au profil prometteur, un bon choix pour les G-Men. Mais encore une fois, Flores n’était pas candidat, juste une partie du protocole.
Sauf que cette fois, c’était celle de trop. Une fois de plus, la NFL a joué avec ses espoirs et il s’est fait utiliser. À ce moment, Flores a officiellement tout vu. Plus de tank, plus de fausses interviews, fini les coups tordus et les sourires de façade. Voilà pourquoi le premier jour du Black History Month, le 1er février 2022, à deux semaines du Super Bowl, lorsque le monde de la NFL est en ébullition, le coach signe son attaque envers la ligue. L’une des ligues les plus puissantes au monde, mais surtout incapable du moindre contrôle sur ses propriétaire. Brian Flores le sait, sa carrière dans le football professionnel ne s’en remettra pas. Mais qu’importe, il laisse un monde qui n’a pas voulu le reconnaître à sa juste valeur. Au revoir là-haut.
Malgré la portée médiatique similaire, le cas de Brian Flores est différent de celui de Colin Kaepernick. Kap ne s’est pas attaqué à la ligue, pour commencer. Et si le combat des deux hommes leur attirera les foudres des riches dirigeants de la NFL, les espoirs de changements demeurent. La Rooney Rule en est un exemple. Contrairement à Kap, Brian Flores peut entraîner ailleurs qu’en NFL. En université, notamment, nul doute qu’il saura rebondir rapidement. À moins que Bill Bellichick décide de reprendre son ancien élève sous sa protection. Quoi qu’il en soit, les problèmes internes de la ligue continuent d’être mis au grand jour et semblent trop compliqués à résoudre. Il faudra pour cela que les sponsors, notamment, fassent marcher leur levier, mais aussi et surtout que d’autres voix s’élèvent et suivent celle de Brian Flores pour enfin tendre à l’égalité des chances.