À l’heure où l’argent semble garantir le succès sportif, peu nombreux sont les clubs qui misent sur une solution alternative. L’Athletic Bilbao, qui ne compte que des joueurs basques au sein de son effectif, en fait partie. En s’appuyant exclusivement sur l’identité régionale du Pays Basque, le club a développé un modèle unique au monde. Retour sur la cantera, seule rescapée d’un football épargné des dérives de sa financiarisation.
Une histoire de fierté
Les belles histoires tiennent souvent à peu de choses. Accusé d’avoir aligné un joueur non sélectionnable durant un match de Copa del Rey de 1911, l’Athletic, vexé, jure alors qu’on ne l’y reprendrait plus. La cantera est née, et doit son existence à un excès d’orgueil. Fiers, les habitants du Pays Basque le sont depuis des siècles, et le XXe n’a pas aidé à atténuer ce trait de personnalité. En se rangeant du côté des Républicains durant la guerre civile, le pays de l’Ikurriña rêvait d’une autonomie quasi complète. Franco et les nationalistes viendront taire les revendications des Basques. Guernica s’en souvient encore.

Comme bien souvent, le football devient le reflet d’une société espagnole déchirée. Le ballon rond s’inscrit rapidement comme un vecteur de revendication. Le Real, club de Franco et des nationalistes, est dorénavant l’ennemi à abattre pour l’Athletic. À l’heure où celui-ci s’internationalise (Kopa, Puskas…), les premiers succès de Bilbao sur la scène nationale permettent de maintenir la crédibilité sportive de la cantera. Formés au club, tous les joueurs alignés connaissent le poids du maillot basque lorsqu’ils rentrent sur la pelouse. Ils trustent d’ailleurs les premières places du championnat espagnol jusqu’en 1984, date du dernier titre. Cette année-là, les coéquipiers de Javier Clemente réussissent même le doublé au terme d’une finale de coupe tristement épique contre le Barça de Maradona. Mais l’accélération de la mondialisation footballistique relègue l’Athletic au second plan du football hispanique. L’arrêt Bosman (1995) assomme définitivement les Basques, en donnant la possibilité à ses concurrents directs de se renforcer sans contrainte.
La recette du succès
Malgré les règles qu’elles s’imposent, l’Athletic tient bon. C’est même la seule écurie, avec le Barça et le Réal, à n’avoir jamais quitté la première division. Une performance qui force le respect mais qui mérite surtout qu’on s’y arrête pour en comprendre les rouages. La cantera oblige Bilbao à renoncer aux transferts exorbitants, et à se tourner presque exclusivement vers sa formation. Et, en puisant uniquement dans un bassin de trois millions d’habitants, le club parvient tout de même à dresser un onze compétitif à chaque rencontre. Cette prouesse prend sa source dans la politique de développement choisie par la direction. Le club basque semble être le cadre idyllique pour tout jeune joueur rêvant de devenir professionnel. En plus d’avoir la confiance des dirigeants, ce dernier sait que sa progression ne peut être freinée par l’arrivée d’une recrue star. Le parcours de Lezama (nom du centre de formation) à l’équipe première est tout tracé.

Mais la force de Bilbao réside davantage dans les capacités mentales de ses jeunes pousses que dans leurs qualités techniques. Tout au long de leur parcours académique et sportif, les joueurs s’imprègnent de la culture basque. L’histoire de la région leur est transmise en classe, et tous savent ce que représente le maillot de l’Athletic. Cet ensemble fait naître un sentiment de fierté unique chez les jeunes joueurs, qui se ressent jusque dans les rangs de l’équipe première. José Maria Amorrortu, ancien directeur sportif du club, résumait bien l’état d’esprit qui règne encore aujourd’hui : “Ils ressentent une forme d’importance, de fierté de faire partie de ce projet. C’est une tradition qui se transmet de père en fils.”
Pourquoi c’est impossible ailleurs
Face aux succès populaires et sportifs de l’Athletic, il semble étonnant que le modèle ne se soit pas exporté. Certaines écuries auraient pu tenter de mettre en place un système similaire. En France, le Paris Saint-Germain ou le Stade Rennais pourraient proposer un onze compétitif uniquement avec des joueurs de leur région. On imagine assez facilement un PSG alignant une équipe entière de titis d’Ile de France. Le vivier semble suffisamment fourni en qualité pour tenter le coup.
Pourtant aucun autre club ne s’y risque. Pour le comprendre, il faut revenir à ce qui unit les habitants du Pays Basque. Tous connaissent le passé de la région et partagent un sentiment commun d’oppression historique. Et l’Athletic Bilbao a réussi à tirer profit de cette unicité culturelle. Si le talent semble bien plus présent en IDF qu’au pays de l’Ikurriña, le PSG pourrait difficilement unir ses protégés comme le fait le club basque.

Et même si le sentiment d’appartenance régional était aussi fort qu’à Bilbao, un club devrait avoir les moyens de mettre en place une cantera adaptée. La Corse pourrait tenter le coup. Mais ni Bastia, ni Ajaccio ne pourrait tenir la dragée haute aux cadors français. Les salaires et les infrastructures seraient bien meilleurs ailleurs. La seule fierté corse ne pourrait lutter si elle n’est pas suivie d’un accompagnement financier. Bilbao, ville parmi les plus riches d’Espagne, peut proposer à ses éléments tout le confort nécessaire. Les jeunes savent que l’herbe ne sera pas plus verte s’ils quittent la région. L’Athletic parvient à regrouper capacités financières et influence culturelle pour offrir à ses joueurs un projet unique en Europe.
Les sirènes du foot-business
Mais, aujourd’hui plus que jamais, la cantera semble menacée. Dans un monde où tout s’achète, y compris la réussite sportive, il est opportun de questionner l’avenir d’un tel système. La Real Sociedad a renoncé dès 1989 à l’utilisation de joueurs exclusivement basques. Mis à mal par l’arrêt Bosman, l’Athletic Bilbao a réagi en revoyant une partie de son modèle pour répondre à la concurrence. Aujourd’hui, on observe une cantera “allégée”. Un joueur peut jouer pour Bilbao s’il est formé au club, formé au Pays Basque, né au Pays Basque, ou si un de ses grands-parents est né dans la région. Un assouplissement qui permet à l’organisation de ratisser plus large, sans renier pour autant ses principes.
Pour l’instant, la cantera tient. Les coéquipiers de Nico Williams ne sont qu’à quelques points des places européennes. Le club compte d’ailleurs le plus de joueurs formés en son sein, ultime preuve que le modèle de formation fonctionne encore. Et ces joueurs sont attachés au Pays Basque : l’Athletic possède les éléments les plus fidèles du championnat juste derrière le Real Madrid.

Si sur le terrain ça se passe correctement, l’entreprise Athletic Bilbao semble elle aussi pérenne. Le recours à la formation a permis à la direction de ne dépenser que 77 millions d’euros depuis 2017. Une somme largement compensée par les ventes de Kepa (80 millions) et d’Aymeric Laporte (65 millions). Malgré l’impact inéluctable de la crise sanitaire, le club a le temps de voir venir. La réussite sportive et financière de Bilbao permet à la cantera de résister encore aujourd’hui aux dérives du foot-business.
Unique en Europe, le modèle de l’Athletic tient le choc face à la mondialisation croissante du football. Les trophées commencent cependant à dater. Malgré les deux super coupes remportées en 2016 et 2021, les supporters n’ont aucun championnat à se mettre sous la dent depuis 1984. Mais l’essentiel semble ailleurs. L’anthropologiste Mariann Vaczi nous le rappelle : “La cantera a permis de redéfinir les concepts de victoire et de défaite : il faut perdre des matchs pour gagner une tradition et une identité.”