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European Super League : quel bilan pour les supporters, un an après le fiasco ?

Il y a un an, après le fiasco de la Super League, les clubs anglais annonçaient l’instauration de réunions entre les dirigeants et les supporters. Sur le papier cette résolution promettait une avancée significative en ce qui concerne la place des fans dans le processus de décision. Mais qu’en est-il dans la pratique ?

Un tremblement de terre avant une révolte populaire sans précédent

Le 19 avril 2021 constitue un souvenir douloureux pour le football. Ce jour-là, douze écuries européennes pensent concrétiser l’un des plus vieux serpents de mer du ballon rond : la création d’une Super League (ESL). Six équipes britanniques sont impliquées : Arsenal, Liverpool, Chelsea, Tottenham et les deux Manchester. Ce projet propose d’établir une ligue semi-fermée “prestigieuse”, pour générer encore plus de revenus. Cependant, cette compétition renie la base même du sport : le mérite. Sa composition prévoit quinze membres permanents (les fondateurs plus trois autres), quel que soit leur résultat en championnat ou en coupe. Cinq formations auraient aussi l’immense honneur d’être invitées chaque année. 

« Nous leur avons demandé s’ils avaient l’intention de rejoindre une Super League ? Ils ont passé dix-huit mois à dire que nous n’étions pas impliqués »

Martin Cloate, membre du Tottenham Hotspur Supporters’ Trust

La nouvelle provoque une réaction de grande ampleur chez les amoureux du football outre-Manche. Joe Blott, président du groupe de Liverpool Spirit of Shankly, se rappelle son “sentiment d’incrédulité, de déception et de colère« . Du côté des Gunners et de Zak Wagman, membre des Young Fans d’Arsenal, l’annonce est inattendue et laisse l’intéressé pantois. “Je refusais d’y croire. Après un temps, il était clair que ce n’était pas une blague, et j’étais partagé entre la déception, la colère, la frustration et un sentiment de profonde contrariété.” Qui plus est, ces engagements ont été négociés en catimini. Martin Cloake co-dirigeant du Tottenham Hotspur Supporters’ Trust (THST) révèle les coulisses de l’adhésion des Londoniens : « Nous avons rencontré Daniel Levy (président de Tottenham) et les personnes du conseil d’administration. Nous leur avons demandé s’ils avaient l’intention de rejoindre une Super League ? Ils ont passé dix-huit mois à dire que nous n’étions pas impliqués. Donc, ils ont fait quelque chose que nous pensions être une erreur mais cela a également sapé la base de la relation. » Se sentant trahis, les Anglais descendent dans la rue exprimer leur désaccord

Cet élan populaire est soutenu par des joueurs et des entraîneurs. Face à la pression des fans, des instances footballistiques et étatiques, les écuries britanniques se retirent. Pour les dirigeants, c’est l’heure du mea-culpa. John.W.Henry, propriétaire de Liverpool, publie par exemple une vidéo de deux minutes sur le site des Reds. Mais les justifications varient selon les boards : « Les Spurs ont dit : Nous sommes très contrariés par ce que nous avons essayé de faire. Ce sont des non-excuses. Ils ne reconnaissent même pas qu’ils se sont trompés », regrette Martin Cloake. 

Les fans de Chelsea en première ligne pour protester contre cette nouvelle European Super League (Crédits : SkySportsNews)

Deux parties irréconciliables ?

Dès lors, comment rapprocher les positions des deux camps et prendre en compte les idées venues des tribunes ? Tour à tour, les formations anglaises proposent, à partir de mai, d’instaurer des rencontres entre les conseils d’administration et des Fans advisory boards (FAB). Leur but, donner l’occasion à des groupes de supporters d’assister à des réunions pour faire entendre leur voix. Ces entrevues doivent aborder de nombreux sujets, allant de l’ancien projet d’ESL jusqu’à la cryptomonnaie dans le football britannique. Par ailleurs, la composition de ces « conseils consultatifs » dépend de la stratégie adoptée par chaque équipe. Chelsea, par exemple, a choisi d’élire trois éléments, tandis que sur les bords de la Mersey, seize représentants vont être désignés par les fans. Cette première différence peut interpeller.

L’initiative est tout de même saluée par Joe Blott : « C’est une mesure positive qui permet d’avoir un rôle stratégique dans l’avenir du LFC. Il y aura un contrat avec Spirit of Shankly et la confirmation sera inscrite dans les statuts du club. Cela signifie qu’il y aura une protection, un héritage à long terme. » Drew Gray, membre de l’Arsenal Independent Supporters’ Association et du FAB, loue aussi cette nouvelle résolution prise par les Gunners. « Les supporters sont la base même du club, ils doivent participer aux discussions, petit à petit. Les relations doivent être plus humaines et proches entre supporters et dirigeants. Ces réunions ne pourront qu’améliorer les échanges entre les deux parties » estime-t-il.

Pour sa part, Martin Cloake est plus nuancé. Avant la Super League, le Tottenham Hotspur Supporters’ Trust rencontrait déjà le conseil d’administration trois fois par saison. Mais pour le co-président de ce groupe, aucune garantie supplémentaire n’a été donnée. En résumé, d’après lui, cette nouvelle version des réunions consiste à dire : « Nous allons mettre en place quelque chose qui s’appelle différemment de ce que nous faisions avant. Et nous allons continuer à vous ignorer là où nous le voulons. Et ce n’est pas suffisant. » La trahison de Daniel Levy ne semble pas digérée.

Les dirigeants fragilisés mais qui détiennent le pouvoir

« Nous voulons un conseil de supporters en mesure d’avoir une véritable contribution au niveau exécutif. »

Martin Cloake

Pour preuve, à la suite de l’ESL, les Londoniens ont demandé la démission du board en place : « Ils ont pris une mesure qui aurait pu entraîner une déduction de points voire une expulsion de la PL. Quelqu’un doit assumer la responsabilité. Le club existe depuis longtemps et il existera encore plus longtemps que n’importe lequel d’entre nous. Notre devoir est de protéger sa réputation. » Aujourd’hui, les suiveurs des Lilywhites sont en relation avec les responsables de la billetterie ou le service de sécurité. Mais pas avec leurs dirigeants. Pour relancer un dialogue durable et constructif, les fans des Spurs ont posé leurs conditions : « Il n’est pas question de faire entrer seulement un fan. il serait en minorité par rapport aux propriétaires. Nous voulons un conseil de supporters en mesure d’avoir une véritable contribution au niveau exécutif. C’est-à-dire les décisions qui affectent la façon dont le club est géré. Il devrait avoir un droit de veto sur les questions importantes.” détaille Martin Cloake. Or, à l’heure actuelle, Daniel Levy et ses acolytes ne sont pas prêts à négocier sur ces points.

La rancœur est également tenace dans les gradins de l’Emirates Stadium. Pour Zak Wagman, le goût amer, laissé par cette tentative avortée de création de l’ESL, reste en bouche. “La relation [avec le club] était déjà négative, mais la façon dont le club a agi avec la Super League m’a fait perdre toute confiance ou sympathie envers les Kroenke. Ils ne regagneront jamais ma confiance. Ils pensent plus à l’argent qu’au football.”, assène-t-il, remonté. Si les FAB marquent une révolution et une amélioration en Angleterre, dans les tribunes, personne n’est dupe. Au sein des clubs, le pouvoir paraît, pour l’instant, destiné à demeurer pleinement entre les mains d’une poignée de personnes. De quoi limiter grandement la prétendue intégration des supporters.

Les supporters de Tottenham demandant la démission de Levy et son board (Crédits : Jack Pitt-Brooke / The Athletic)
Les supporters de Tottenham demandant la démission de Levy et son board (Crédits : Jack Pitt-Brooke / The Athletic)

Un bilan plus que mitigé pour ces « Fans Advisory Board »

À Arsenal pourtant, les réunions ont démarré assez vite. Malheureusement, les résultats et les retombées, par rapport aux attentes initiales, sont assez mitigés. Zak Wagman, jeune suiveur d’Arsenal, se questionne sur “la pertinence de ce nouveau groupe et à quel point sera-t-il écouté ou entendu. Nous attendons de voir à quel point l’Arsenal Advisory Board va être pris au sérieux. Mais je ne pense pas que nous puissions véritablement influencer les décisions majeures.” Drew Gray va plus loin. S’il estime que les supporters sont maintenant “plus écoutés”, il n’est pas certain de vraiment observer de changements et d’impacts suite à l’émission de leurs avis. “Les dirigeants du club ne prendront pas en compte leur consultation lorsqu’une décision importante sera à prendre”, déplore-t-il.

Dans les autres institutions, le lancement des Fan advisory board semble tout aussi laborieux. À Liverpool, les premiers tête-à-tête n’ont pas encore eu lieu. Néanmoins, cela n’inquiète pas Joe Blott qui relève même une amélioration de la situation : « Il est important de bien faire les choses. Il s’agit d’un projet novateur et unique qui doit bénéficier d’une protection juridique adéquate.” 

« Les supporters sont permanents mais les propriétaires peuvent changer. À partir de là, les supporters devraient pouvoir bénéficier d’un golden share »

Zak Wagman, membre des Young Fans

Pour les aider, les fans peuvent compter sur l’État britannique. Opposé publiquement à l’ESL, l’exécutif continue de s’impliquer. En 2021, la député Tracey Crouch a été missionnée de préparer un rapport au sujet de la crise des gouvernances au sein des clubs. Après avoir interrogé de nombreux observateurs, l’ancienne arbitre a rendu dix propositions en novembre. Ces dernières se rapprochent des idées avancées par Martin Cloake : « Ils ont recommandé la création de régulateurs dotés de véritables pouvoirs et d’un Golden Share (sorte de veto, ndlr). Cela signifie que les questions considérées comme importantes, comme le nom du club, la couleur du maillot, l’emplacement du stade ou la participation du club à telle ou telle compétition doivent être soumises au Golden Share. Si les supporters ne sont pas d’accord, ça ne se fait pas”, précise le co-président du THST. Zak Wagman, lui, souligne le lien unique que les supporters possèdent avec leur équipe favorite et, de facto, le rôle qu’ils devraient jouer. “Les supporters sont permanents mais les propriétaires peuvent changer. À partir de là, les supporters devraient pouvoir bénéficier d’un “Golden Share” pour voter n’importe quelle décision dans différents domaines (couleur de maillot, compétitions, nom).”

L’influence des supporters, une question encore taboue

Or, la Premier League s’est opposée à ces recommandations. L’instance souhaite contenir l’interventionnisme du gouvernement et prendre ses propres mesures. La situation est donc bloquée. Cependant, les choses pourraient évoluer cet été : « Le gouvernement a annoncé que le régulateur se ferait, même si les clubs n’étaient pas contents. Il va approuver les dix recommandations de l’examen mené par les fans qui consisteront à améliorer la stabilité financière des clubs en donnant aux fans une voix plus forte pour la gestion. Le tout pour éviter des faillites de clubs (…) ou des reprises par des dirigeants aux fortunes douteuses ou mal intentionnés (super league)« , résume Mathieu Faurie, correspondant Outre-Manche pour RMC Sports. 

Quoi qu’il en soit, face à l’attachement des responsables à leur pouvoir, les réunions seules ne suffiront pas pour régler le problème. D’autres outils doivent voir le jour à l’image des socios en Espagne, censés avoir un droit de décision sur la vie de leur club. Pour autant, les aficionados du Real Madrid ou du FC Barcelone n’ont pas pu empêcher l’affiliation de leur équipe à l’ESL. Ainsi, il n’existe pas encore de “formule magique”. De plus, en Angleterre, la question de l’influence des supporters dans la gestion des structures est encore taboue. 

Pour preuve, lors de nos recherches, plusieurs groupes ont précisé qu’ils n’avaient pas le droit de se prononcer. C’est le cas de Deborah Henry, présidente du MUWFC Barmy Army et du FAB de Manchester United. Désormais “liée” avec le club, la supportrice ne pourrait pas témoigner, selon elle, en raison de sa nouvelle fonction. Du côté de Chelsea, une clause de confidentialité a même été signée par les représentants choisis pour dialoguer avec les dirigeants.

Des mécanismes chronophages à instaurer

Classement qui témoigne de l'engagement des fans (Source : Fan Engagement Index – Think Fan Engagement)
Classement qui témoigne de l’engagement des fans (Source : Fan Engagement Index – Think Fan Engagement)

Tous ces éléments expliquent peut-être pourquoi les formations anglaises ayant participé au projet de la Super League se retrouvent aussi bas du dernier classement mesurant l’engagement des fans. Manchester United est le premier à apparaître (44ème sur 92) tandis que City (58e), Tottenham (67e), Liverpool (73e), Arsenal (79e) et Chelsea (81e) ont perdu des places. 

« Nous constatons déjà l’intention du LFC de travailler plus étroitement avec les supporters. C’est de bon augure. »

Joe Blott, président du Spirit of Shankly

En effet, ce processus d’intégration demande du temps. L’adoption des lois envisagées par le gouvernement pourrait prendre des mois. Certains supporters commencent donc à se lasser. Martin Cloake dépeint cette difficulté : « Nous avons des gens qui disent, à juste titre : « vous avez dit il y a un an que vous alliez réussir à avoir des avancées et cela ne s’est pas encore produit”. Le défi que nous avons, c’est que les gens ne perdent pas confiance. » Plus largement, ces fans engagés font face à des critiques constantes : « Même si nous avons appelé le conseil d’administration à démissionner, il y a toujours des fans qui pensent que nous sommes dans leur poche » poursuit l’homme de 56 ans. 

Et pourtant, ce dernier affiche son optimisme. Selon lui, le fiasco de la Super League a permis d’ouvrir la brèche tant recherchée : « Je pense que cette fois, nous avons franchi une ligne. Les gens se rendent compte que nous devons faire quelque chose de différent. Je suis plus optimiste que pessimiste. Je suis plus pessimiste quant à la qualité de ce changement. » Même ressenti chez Joe Blott. Le président de Spirit of Shankly, observe une amélioration des rapports avec les dirigeants des Reds depuis quelques mois : « Nous constatons déjà l’intention du LFC de travailler plus étroitement avec les supporters. C’est de bon augure.”

La Super League a ouvert une brèche. Celle où la voix des supporters est en mesure de se faire entendre. Cette considération des avis venus des gradins passe par une mobilisation importante. Un long chemin reste encore à parcourir. D’autant plus que le projet d’ESL n’est pas complètement mort. Le 3 mars dernier, le président de la Juventus évoquait la possibilité de le relancer dans un autre format, avec les 11 participants encore engagés contractuellement (l’Inter de Milan s’étant désisté). Mais si la dynamique entrevue il y a un an se poursuit, les fans pourraient devenir des acteurs centraux dans les prochaines décisions du football européen. À ce moment-là, pourquoi ne pas s’attaquer à la nouvelle version de la LDC, combattue par les joueurs eux-mêmes ?

Crédit image principal : Eurosport

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