Un match de Coupe du monde revêt toujours un caractère particulier pour un joueur, une équipe, une nation. Mais le 21 juin 1998, le stade Gerland est le théâtre d’une confrontation dont la résonnance va bien au-delà du monde du football. Ce jour-là, l’Iran et les États-Unis se rencontrent lors de la deuxième journée du groupe F. On revient pour vous sur ce match particulier, dont le remake se jouera ce mardi 29 novembre au Mondial 2022, 24 ans plus tard.
Diplomatie et football
Replongeons-nous dans les livres d’histoire. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Iran devient un grand allié du pays de l’Oncle Sam. Cependant, le renversement du pouvoir et la révolution iranienne de 1979 changent tout. Les pouvoirs politiques de ces deux pays deviennent antagonistes, pour ne pas dire ennemis. Dès lors s’en suit une escalade des tensions dans un conflit de plus en plus menaçant, entre prise d’otages ou destruction d’un vol commercial iranien. Les Américains perçoivent l’Iran comme une puissance islamique dangereuse tandis que les Iraniens diabolisent le mode de vie occidental américain et qualifient les USA de “Grand Satan”. En 1995, les États-Unis appliquent un embargo sur le commerce avec l’Iran pour endiguer le développement de l’arme nucléaire dans la région du Golfe Persique. Voilà pour le contexte.

Football et politique ne font, en général, pas bon ménage. Alors quand Iraniens et Américains se retrouvent propulsés dans la même poule à la Coupe du monde 1998, on ne sait pas trop à quoi s’attendre. Du côté de la Fifa, on qualifie cette confrontation de “match de la réconciliation”… tout en classant celui-ci à “haut risque” au niveau de la sécurité. Chez les politiques également la méfiance est de mise, même si les relations irano-américaines se sont quelques peu réchauffées depuis que Mohammad Khatami et Bill Clinton ont réouvert le dialogue entre les deux pays en 1997. Malgré tout, l’engouement (plus politique et culturel que sportif) que provoqua cette rencontre fut différent dans les deux camps.
Une team Melli et une nation divisée
En Iran, l’attente autour de ce match est énorme. Certains joueurs sont galvanisés par cette opposition et sont bien décidés à ne pas perdre ce duel, aussi surnommé “mother of all games” selon Alan Rothenberg, le président de l’US Soccer Federation en 1998. “Beaucoup de familles de martyrs attendent de nous voir gagner. C’est pour eux que nous voulons l’emporter.” assène Khodadad Azizi, l’attaquant de Team Melli en référence aux milliers de victimes civiles causés par la guerre face à l’Irak, que les Etats-Unis ont soutenue. Pour ne rien arranger, les médias font de la rencontre un moyen d’exacerber les tensions entre les deux parties. La semaine du match, la chaîne M6 diffuse le film Jamais sans ma fille racontant la vie d’une Américaine qui cherche à fuir Téhéran. Le passage de ce film, qui est une vive critique envers la société iranienne à cette époque, provoque la colère des joueurs iraniens qui convoquent une conférence de presse afin de montrer leur mécontentement.
Heureusement, d’autres membres des Lions Perses cherchent à calmer et “dépolitiser” la situation. “Je ne suis pas un homme politique, je suis un sportif.” est l’une des phrases phares de l’entraîneur iranien Jalal Talebi. “J’aurais pu parler de politique mais ce n’était pas le bon moment, ni le bon endroit. C’était la Coupe du monde”, confie-t-il. Pour lui, ce match revêt une symbolique toute particulière puisqu’il affrontait le pays qui l’avait accueilli en tant qu’immigrant. “J’étais heureux d’aider mon pays mais j’étais également heureux aux Etats-Unis. C’est un endroit qui m’a donné des opportunités”, raconte le technicien perse. Pour Afshin Ghotbi, le constat est le même après la rencontre : “Je pense que ce match a eu une plus grande magnitude pour les Iraniens que pour les Américains”.
Faire tomber le mur de la défiance
Et le moins que l’on puisse dire c’est qu’Afshin Ghotbi savait de quoi il parlait. C’est en Amérique du Nord que ce technicien d’origine iranienne a fait toutes ses classes avant de devenir un véritable globe-trotteur des bancs de touche. Lors de la Coupe du monde 1998, cet Iranien immigré aux Etats-Unis depuis ses 13 ans, était même membre du staff technique du coach des USA, Steve Sampson. “Nous en parlions avant le match [à propos de l’impact du match] mais, jusqu’à ce que les joueurs américains le voit, ils n’ont pas réalisé à quel point le match était important, pas seulement pour les joueurs mais aussi les fans et tout le monde en Iran, le gouvernement inclus”, avouait-il. Ce constat, partagé par le milieu de terrain Tab Ramos, renforce le sentiment d’instrumentalisation autour de ce match et la dimension politique qu’il a prit. Le jour du match, le président Bill Clinton confirme ce ressenti en diffusant un message déclarant espérer que cette rencontre sera un pas vers la fin de l’hostilité entre les deux nations.
“On a eu l’impression d’être désignés comme des diplomates, comme si c’était à nous de refaire l’histoire”, relate le défenseur David Régis. Le gouvernement de Washington espérait mettre en place une “diplomatie” du football, à l’image de la “diplomatie du ping-pong” instaurée avec la Chine communiste dans les années 1970, afin d’abattre le mur de la défiance érigée entre les deux pays. Cependant, le peuple américain ne porte pas une importance aussi grande que les Iraniens pour ce match. “Je n’ai entendu personne dire ‘Battons l’Iran, faisons-le pour Bill Clinton‘“, confirme Tab Ramos. Dans le même temps, la Fifa et l’US Soccer Federation demandent expressément au coach Sampson et son staff de ne pas “politiser” ce match. Steve Sampson estime par ailleurs que “la plupart des joueurs étaient trop jeunes pour apprécier la réelle portée de cet évènement”. Sa volonté est de ne pas laisser la violence et l’enjeu politique prendre le dessus sur le plan sportif.

Roses blanches et protocole exceptionnel
Cependant, un premier point de conflit apparaît sur l’organisation de ce match dès le jour du tirage au sort. Les États-Unis sont désignés comme l’équipe qui reçoit et l’Iran comme l’équipe visiteuse qui, selon le protocole de la Fifa, doit être celle qui se déplace vers son adversaire pour initier la poignée de main règlementaire. Refus catégorique du leader suprême iranien Khamenei qui ordonne aux joueurs de ne pas aller à la rencontre des Américains. Finalement, la Fifa trouve un compromis avec les joueurs américains, mais le ton est donné. Le monde du football a les yeux rivés sur le stade Gerland en ce 21 juin 1998. La tension monte dans les deux camps et Alexi Lalas, star de Team USA, ironise à peine au moment de déclarer que “ce match va décider du sort de la planète”. Le dispositif de sécurité déployé à Lyon est maximal, alors que plus tôt dans l’après-midi, les choses se sont mal passées en marge de l’autre match du groupe F.
Pour cette rencontre, la Fifa et les deux sélections bousculent les codes et règlements de l’avant-match. Lors de l’entrée des joueurs, personne dans le stade ni derrière son téléviseur ne sait à quoi s’attendre. Surtout après les échanges interposés via les conférences de presse et médias. La tension diminue lorsque le capitaine de l’Iran Ahmedreza Abedzadeh et ses coéquipiers entrent sur la pelouse avec des bouquets de roses blanches qu’ils offrent à leurs adversaires. En la présence de Madeleine Albright, la secrétaire d’État américaine, les poignées de main sont chaleureuses et les hymnes parfaitement respectés. Le protocole entier est un symbole de paix. Pour parachever le tout, les deux équipes posent ensemble pour la photo officielle. Une initiative “inattendue”, d’après le capitaine Dooley, qui parcourt le monde. “Je me souviendrai de cette photo pour le restant de ma vie”, avoue Jalal Talebi.

Une première historique
Dans un contexte diplomatique tendu entre les deux nations, les joueurs ont la lourde tâche de porter haut les couleurs de leur pays en faisant fi des enjeux politiques liés à cette rencontre. C’est la première confrontation entre les deux peuples… sur un terrain de football. Bien qu’ayant tous deux perdu leur premier match de poule face aux deux favoris du groupe, l’Allemagne (défaite 2-0 pour les USA) et la Yougoslavie (défaite 1-0 pour l’Iran), le football est en pleine renaissance dans ces deux pays. Le football iranien connut un coup d’arrêt dans sa progression avec la Révolution islamique de 1979 et la sélection n’avait plus participé à une grande compétition depuis 1978. Tombé dans les bas-fonds du semi-professionnalisme après la chute de la NASL en 1984, le soccer américain renaissait de ses cendres après une Coupe du monde 1994 réussie (élimination en 8e de finale face aux vainqueurs brésiliens) et le lancement de la MLS en 1996.
Une seconde défaite de suite éliminerait l’une des deux équipes. Les USA partent favoris et comptent dans leurs rangs des valeurs sûres telles que Claudio Reyna (père du milieu du BvB Giovanni Reyna) qui performait en Europe, Cobi Jones ou encore Brian McBride. Mais les Iraniens, surmotivés par l’enjeu, sont plus mordants. Team USA touche trois fois les montants, mais c’est bien les Lions Perses qui ouvrent le score par l’intermédiaire d’un but de la tête d’Hamid Estili. Des heurts éclatent dans les tribunes lorsque des banderoles en soutien à Maryam Rajavi, présidente du mouvement des Moujahidine, illégal en Iran, sont déployées. Mais ces mouvements seront vite maîtrisés par la sécurité et par la réalisation qui se garda bien de diffuser ces quelques échauffourées à la télévision. Les quelques 7 000 supporters iraniens peuvent définitivement célébrer leur victoire lorsque Mahdavikia marque le deuxième but iranien. La réduction du score par McBride n’y changera rien. Les Lions Perses peuvent fêter leur première victoire en Coupe du monde face au grand rival américain (2-1).
Réchauffement politique
À Téhéran, la foule est en liesse, on fête cette victoire comme si l’on avait gagné la Coupe du monde. Cette liesse populaire effraie d’ailleurs le régime iranien, qui voit là un rapprochement avec les célébrations habituellement réservées au monde occidental, selon Masoudi. La politique n’est jamais bien loin du football en Iran. L’ayatollah Khamenei jubile : “Ce soir, le puissant et arrogant adversaire a senti le goût amer de la défaite.” Le président Khatami lui, préfère retenir le succès de ce match comme un “symbole de l’unité nationale”. Le gouvernement américain met en avant le premier pas effectué pour “bâtir des liens” et “créer une meilleure compréhension” entre les deux nations.
“Nous avons plus fait en 90 minutes que les politiciens en 20 ans.” Jeff Agoos, défenseur américain, prononcera cette phrase légendaire et lourde de sens. Cette rencontre aura effectivement des effets positifs sur les relations entre les peuples. Rapprochement illustrés par les joueurs eux-mêmes. Tab Ramos et Mohammad Khakpour, par exemple, ont ensuite joué ensemble à New-York et sont même devenus bons amis. Khakpour vivra quelques temps aux États-Unis avant de rentrer exercer en Iran. Impensable quelques années auparavant. 18 mois après ce match, une rencontre amicale est même organisée entre les deux sélections à Pasadena. Cette exhibition revêt une symbolique encore plus marquante étant donné que les deux fédérations ont dû organiser ce match conjointement cette fois-ci. “Cela n’a pu se faire que grâce au succès du match de la Coupe du monde 1998”, assura Masoudi.
Un enjeu sportif 24 ans après
Malheureusement, cette période d’apaisement sera de courte durée. Avec l’élection de Georges W. Bush en 2000, l’Iran réintégrera l’Axe du Mal pour les USA. L’arrivée au pouvoir iranien du très conservateur Mahmoud Ahmadinejad en 2005 n’arrangera en rien les choses. Le président Trump finira de déterrer définitivement la hache de guerre avec le pays du Golfe Persique en 2015. Dans ce climat, Talebi préfère se rappeler au bon souvenir et diffuser un message de paix. “Cela fait déjà 20 ans mais je ne sais toujours pas comment exprimer les sentiments éprouvés ce jour-là. Nous sommes tous des humains, pas des ennemis. Nous pouvons jouer ensemble, se respecter, se serrer la main, échanger et se tourner vers le match suivant. Nous étions là pour jouer au football.”
Si des rumeurs saugrenues évoquaient encore récemment l’annulation du Mondial au Qatar à cause de la crise Iran-USA, la rencontre va bel et bien se tenir, alors que les tensions entre Washington et Téhéran sont au plus haut. 24 ans après, le sportif aura cependant une place bien plus prépondérante dans cette rencontre. Reversés dans le groupe B, Américains et Iraniens se battront pour la qualification, les Gallois étant condamnés à l’exploit face aux Anglais. Laquelle de ces deux nations que tout oppose ralliera les 8ème de finale ? Réponse ce soir sous les coups de 22h.