Les images ont fait le tour du monde : Luis Suárez, légende du football mondial, débarquant dans un stade délabré pour y défier le club uruguayen de Liverpool. Plus qu’un moment illustrant tout l’amour du Pistolero pour son club du Nacional, cette vidéo est surtout le symbole d’un championnat national en perdition. Entre agents véreux, infrastructures défaillantes et autres problèmes organisationnels, l’état de la Primera División contraste avec le rayonnement de la Céleste.
“Soulève une pierre, tu y trouveras un footballeur.” Ce célèbre adage uruguayen vieillit mal, et il faut remonter à 2011 pour voir un club de la Primera División porter les couleurs du championnat sur la scène continentale. À l’époque, Peñarol était parvenu à se hisser en finale de Copa Libertadores avant de s’incliner face au Santos FC d’un certain Neymar. Depuis, aucune équipe du premier pays champion du monde n’a réitéré un tel exploit. Il faut même remonter en 1988 pour voir le Nacional emporter le précieux trophée. Pourtant, avec respectivement 3 et 5 trophées continentaux, Peñarol et le Nacional restent des poids lourds de l’histoire du football sud-américain.
Les agents, poison du foot uruguayen
“C’est un championnat pauvre économiquement et en infrastructures, qui perd beaucoup en attractivité au détriment des championnats argentins et brésiliens”, nous explique Antoine. Pour lui, dont le sujet de mémoire en Master portait sur les symboles et représentations de l’Uruguay à travers le football, le championnat national souffre surtout de la vénalité des agents sportifs du pays, qui usent toujours du principe de la tierce propriété.
Cette pratique, officiellement interdite par la FIFA en 2015, consiste à acheter et contrôler une part du joueur, et permet de toucher une indemnité équivalente à la part possédée lors d’un transfert. Cela permet également aux écuries uruguayennes de limiter les coûts lors du premier recrutement, et de partager les risques liés à l’investissement. Ainsi, sur des transferts à un ou deux millions d’euros, les clubs ne voient qu’une partie de cette somme leur revenir, et ne peuvent pas profiter pleinement du fruit financier de leur formation.

Les agents organisent eux-mêmes des journées de détections à travers le pays, en faisant miroiter aux jeunes footballeurs le rêve d’un destin à la Suárez ou Cavani. Plusieurs d’entre eux détiennent même des “maisons de formation” à Montevideo, où s’entassent plusieurs jeunes joueurs évoluant dans les clubs de la capitale. Le but est simple : envoyer ces jeunes en Europe le plus vite possible et profiter des indemnités de transfert. Avec le risque que cela ne marche pas pour le joueur. “S’il y a une blessure ou n’importe quel autre problème, le gamin peut se retrouver dans la rue”, développe Antoine.
Gol al futuro : la réponse du gouvernement
Face à ces problématiques sportives et extrasportives, le gouvernement de Tabaré Vazquez (président de 2005 à 2010 puis de 2015 à 2020) a tenté de réagir. Le programme Gol al Futuro, sorti de terre en 2009, a pour but de contrer ces pratiques. En s’inspirant des autres pays, et notamment de la formation française, plusieurs centres régionaux de formation ont vu le jour. L’objectif est également de réduire les différences entre la capitale, et le reste du pays (l’Interior). Gol al Futuro présente un triple projet : éducatif, sportif et médical.
Les jeunes bénéficiant de ce programme apprennent une langue étrangère, et subissent une batterie de tests médicaux, physiques comme psychologiques. “L’idée c’est qu’à 16/17 ans, le gamin ne se retrouve pas dans la rue parce qu’il s’est fait jeté par son club et son agent”, raconte Antoine. Et cette idée commence à porter ses fruits. En 2020, c’était 4 500 garçons et filles de U14 à U18 qui bénéficiaient de cette initiative. Ces centres et cet accompagnement permettent également aux jeunes de l’Interior de ne pas céder trop tôt aux sirènes de Montevideo.

De leur côté, les clubs tentent également de proposer des alternatives crédibles aux jeunes joueurs des quatre coins du pays. Celles-ci prennent notamment la forme de détections organisées directement par les clubs professionnels (et non plus les agents), et d’un accompagnement plus poussé de la formation. L’idée étant de faire naître un sentiment d’appartenance chez les juveniles, à travers des actions sociales et autres aides médicales (mise en place de cellules psychologiques, repas encadrés par des spécialistes…).
Real Madrid, Tottenham et… Stade Brestois
Au total, seulement 0,14 % des juveniles parviennent à rejoindre le football européen, érigé comme le graal suprême. Pour autant, dès que ces jeunes joueurs débarquent sur le Vieux Continent ou rejoignent les championnats argentins et brésiliens, ils deviennent des ambassadeurs de leurs clubs formateurs aux yeux des locaux. “Quand je m’y suis rendu en début d’année, les suiveurs de foot me parlaient de Valverde comme s’il jouait encore à Peñarol”, témoigne Antoine. Le ballon rond s’apparentant à une deuxième religion pour les Uruguayens, bon nombre d’entre eux suivent assidûment les championnats européens.
Les performances de Valverde, Bentancur ou Cavani sont scrutées et analysées tous les week-ends à l’autre bout de la planète. “Ce sont des gens qui sont capables de te placer Brest sur une carte juste parce que Martín Satriano y a été prêté six mois”, plaisante celui qui a passé deux mois sur place en février-mars. Les réseaux sociaux ont également facilité le suivi des anciens de clubs nationaux partis tenter leur chance en Europe. Plusieurs gros comptes, notamment sur Twitter, relayent régulièrement les actualités des ressortissants de la Céleste.
Au milieu de tout ça, la sélection nationale fait la fierté des habitants de ce petit pays. L’Uruguay et ses trois millions d’habitants (dont trois millions de footballeurs, selon un dicton) ont retrouvé de sa superbe sous la direction d’Óscar Tabárez. Arrivé en 2006, l’ancien joueur professionnel a amené toute une nation jusqu’en demi-finale de la Coupe du monde 2010, et en quart de l’édition 2018. “Le problème c’est que le championnat n’a pas suivi l’exposition et l’expansion de la sélection”, nuance Antoine. Aujourd’hui, seulement trois joueurs de Primera División font partie de la liste de Diego Alonso pour le Mondial 2022 (Suárez, José Luis Rodríguez et Rochet). Pourtant, l’amour que vouent les Uruguayens à la Céleste est inconditionnel. “C’est un paradoxe, mais il faut savoir qu’ils sont fans de foot et extrêmement fiers. Les joueurs sont des étendards de la sélection, et de leur club formateur”, conclut Antoine.
Conscient de leur retard en comparaison aux modèles des pays voisins, les clubs uruguayens tentent de mettre les petits plats dans les grands pour rattraper les plus grandes écuries sud-américaines en matière de formation. Et ces efforts commencent à porter leurs fruits. Le 20 février 2022, les U20 de Peñarol ont remporté la Copa Libertadores de leur catégorie. Reste à savoir désormais si les Aurinegros sauront capitaliser sur cette victoire, et s’ils pourront, sur la durée, contribuer au succès international de tout un club. Et de la Céleste.