Rugby

Hugo Scaloni : « Les All Blacks peuvent résister à la puissance sud-africaine »

Joueur au Strasbourg Alsace Rugby (Fédérale 3) et fondateur de RugbyPhysio, plateforme d’entraînement aux skills, Hugo Scaloni a joué au niveau professionnel en France et en Nouvelle-Zélande. Observateur assidu de la Coupe du monde de rugby, il donne son point de vue sur les performances des All Blacks. Moribonds en 2022, les hommes de Ian Foster se sont hissés jusqu’en finale malgré la défaite inaugurale face aux Bleus, en partie grâce à un succès de prestige acquis devant l’Irlande, en quart. Samedi 28 octobre (21h), ils devront battre l’Afrique du Sud.

Hugo, vous avez été gâté dès le match d’ouverture avec ce France – Nouvelle Zélande.

On peut dire ça, oui. J’étais à fond derrière les Bleus mais depuis qu’ils sont éliminés, je soutiens les All Blacks ! J’ai vécu en Nouvelle-Zélande, j’ai des amis là-bas et je connais un peu certains joueurs.

Cette défaite assez large des All Blacks (13-27) vous a-t-elle surpris ?

Oui et non. D’abord, la France, c’est une équipe d’extraterrestres ! La Nouvelle-Zélande fait un très bon match contre les Bleus, vraiment. Il ne faut pas oublier qu’il leur manquait Brodie Retallick, Shannon Frizell, Sam Cane et Jordie Barrett. Ce sont des absences importantes, leur densité physique a beaucoup manqué.

Le parcours néo-zélandais, depuis, est impressionnant. Réaction d’orgueil ou montée en puissance programmée ?

On observe une montée crescendo. Les Néo-Zélandais apportent énormément d’importance aux sensations, au ressenti. C’est comme ça qu’ils fonctionnent : il faut qu’ils trouvent leur rythme, et une fois que la machine est lancée, elle est difficile à arrêter. Le vécu collectif est plus important, et ça vient de choix forts qui ont été faits.

Vous pensez à quels choix en particulier ?

Installer Jordie Barrett au centre. Ça signifie sacrifier David Havili qui avait été formidable à ce poste en 2021, sacrifier Lienert-Brown aussi. Mais Barrett visait ce n°12 des All Blacks, il a demandé au staff des Hurricanes de faire toute la saison de Super Rugby au centre, pour préparer le Mondial. C’est l’avantage des nations de l’hémisphère sud, les franchises travaillent dans l’intérêt de la sélection. Jordie avait été trimballé partout : à l’arrière, à l’aile et même en n°10. Là, il est fixé au centre. Foster avait tâtonné à l’ouverture, entre Beauden Barrett et Richie Mo’unga. C’est décidé, c’est Mo’unga avec Beauden en n°15. Ce n’était pas un choix facile de se priver de Barrett comme ouvreur, ni d’écarter Damian McKenzie qui rayonne en Super Rugby.

Jordie Barrett All Blacks
L’utility back Jordie Barrett a été fixé au centre, où il brille de mille feux sur ce Mondial. (© Getty Images)

Cette ligne de trois-quarts était programmée. À l’exception peut-être d’un joueur, Mark Tele’a ?

C’est un ovni ! Jordan est incontournable sur l’aile droite et il n’y avait pas de titulaire de l’autre côté. Caleb Clarke est plus attendu aujourd’hui, il a fait de gros dégâts quand il a éclos mais il surprend moins. J’ai croisé Tele’a quand je jouais en Nouvelle-Zélande, il a une personnalité qui me rappelle un peu Peato Mauvaka. C’est quelqu’un de pudique et d’assez détaché, il est dans son monde, ne ressent pas la pression. Il a été écarté pour le quart de finale contre l’Irlande pour avoir manqué l’heure du couvre-feu. Le connaissant un petit peu, je crois en l’erreur d’inattention ! D’ailleurs, il est revenu pour la demie et a fait de grosses différences.

Ce quart de finale était dantesque. Dommage pour la compétition qu’un tel match arrive si tôt…

Totalement. Ce tirage au sort est une honte, et c’est terrible pour la compétition majeure du rugby mondial que les meilleurs matchs, les plus spectaculaires, aient eu lieu en phase de groupes et en quart. La demi-finale entre l’Argentine et la Nouvelle-Zélande n’avait pas d’intérêt, même les Argentins le savaient. On voyait qu’il n’étaient pas invités et on aurait dû retrouver la France et l’Irlande face aux deux finalistes.

Pour la finale, l’annonce de la compétition des Springboks a donné le ton, n’est-ce pas ?

J’adore cette audace. Remettre le 7-1 en finale, faut oser ! Chaque match est une nouvelle bataille tactique pour eux. Un nouvel adversaire, un nouvel arbitre, tout est propice à la remise en question car dans leur esprit, aucun match ne ressemble à un autre. Ce que font Rassie Erasmus et son staff, c’est très fort. Ils vont jusqu’au bout de leur logique, les ego des uns et des autres passent au second plan. Vous imaginez annoncer à Cobus Reinach et Manie Libbok qu’ils ne seront pas sur la feuille de match en finale ?

Springboks All Blacks

C’est humain de vouloir capitaliser sur une victoire. C’est souvent après une défaite que l’on change de stratégie, pour inverser le cours des choses. Rassie Erasmus ne croit pas en cette logique ?

La vision stratégique prime sur tout à ses yeux. Il a un plan pour chaque match, ce plan a la priorité sur tous les principes de jeu. La France et l’Irlande, qui ont été éliminées, ont voulu imposer leur style à chaque rencontre. Ils sont très forts et savent qu’en jouant sur leurs immenses qualités, ils vont forcer l’adversaire à faire des ajustements pour contenir leur puissance de feu.

Est-ce à dire que la France a surjoué contre l’Afrique du Sud ?

Ils ont en tout cas commis des erreurs, et les Springboks, qui avaient parfaitement préparé cet affrontement, les ont exploitées. La France, aussi forte soit-elle, a perdu la bataille stratégique.

L’Angleterre, battue elle aussi d’un point, avait-t-elle mieux préparé son match que les Bleus ?

Il ont fait des choix qui répondaient aux forces adverses comme celui de préférer Freddie Steward à Marcus Smith à l’arrière, pour son jeu aérien. C’est intelligent mais l’Angleterre a fait ce qu’elle sait faire et uniquement ce qu’elle sait faire. Sous la pluie, face à cet adversaire, les conditions étaient parfaites pour leur jeu minimaliste. On savait que l’Angleterre n’allait pas surjouer !

Ces Springboks sont surpuissants, et leur banc en 7-1 annonce la couleur. Le pack des All Blacks peut-il résister ?

Je le pense. Il a résisté à la puissance de l’Irlande, qui elle-même avait résisté à l’Afrique du Sud et son banc en 7-1, en phase de groupes. Le retour en forme de Retallick, qui permet à Sam Whitelock de rentrer pour la dernière demi-heure, est salvateur. L’abattage d’un Whitelock sur 20-30 minutes est considérable.

Brodie Retallick All Blacks
Brodie Retallick, élu meilleur joueur du monde en 2014, a retrouvé sa place de titulaire aux côtés de Scott Barrett.

Ce match peut-il ressembler à celui entre l’Irlande et l’Afrique du Sud ?

C’est possible, les Springboks auront un plan similaire. À la différence que Pollard mettra les points que Libbok a oubliés en route. Ce sera passionnant, car la Nouvelle-Zélande est redevenue létale dans les zones de marque. Ils ont de nouveau une structure fixe et ordonnée. On parle beaucoup de la conquête sud-africaine, mais la conquête néo-zélandaise est excellente. Avec cette conquête et cette capacité retrouvée à finir les coups, les All Blacks peuvent être champions du monde.

Ces deux équipes ont si peu de points faibles. Sur quoi construire sa domination ?

Je trouve que la Nouvelle-Zélande est en difficulté quand on met de la vitesse autour des rucks. Ç’a été le cas contre la France et l’Irlande. Quand on parvient à dynamiser, à mettre de la vitesse sur plusieurs temps de jeu, les All Blacks sont parfois dépassés. Quand Dupont envoie un avant mobile comme Charles Ollivon lancé près du ruck, ça gêne les avants néo-zélandais.

Au centre du terrain, la paire De Allende – Kriel est redoutable. Les All Blacks ont souffert face à Aki et Ringrose, notamment car le QI défensif de Rieko Ioane est parfois suspect.

Ioane défend bien sur l’homme mais son style peut mettre en danger la ligne défensive oui. Il aime “smasher”, couper la ligne de passe, c’est à surveiller. Je ne crois pas, en revanche, que les trois-quarts seront mis en difficulté sous les ballons hauts. Ioane, les frères Barrett, Tele’a et Jordan, ça va assurer dans les airs.

All Blacks Springboks

Tout paraît dessiner une opposition serrée. Est-ce qu’un favori, même léger, se détache ?

Avec ce banc en 7-1 côté sud africain, il semble acquis que le match va se décider en seconde période. La Nouvelle-Zélande réussit à marquer des essais en première main, ils sont en confiance. Il faudra qu’ils marquent ces essais car si l’écart n’est pas fait à l’heure de jeu, attention ! L’Afrique du Sud gagne ses matchs dans le dernier quart d’heure, avec cette mêlée qui cherche à récupérer des pénalités. Mais si les All Blacks parviennent à créer un écart, que vont faire les Sud-Africains ? Faire rentrer des deuxièmes lignes pour marquer des essais ?

Ils vont ralentir le rythme de la rencontre, pourrir les rucks, en espérant être dans le coup à l’heure de jeu et tuer le match avec leurs sept avants et des pénalités de Pollard. Cette stratégie a fait ses preuves, elle peut fonctionner en finale. La Nouvelle-Zélande, avec son banc en 5-3, se garde un joker offensif. S’ils sont menés, Damian McKenzie sera lancé pour créer des différences. Je vois les All Blacks marquer des essais et s’imposer, non sans difficultés, peut-être 23-19.

Si ça joue à 2, 3 ou 4 points, c’est Wayne Barnes qui sera sous le feu des projecteurs… cette tendance à expliquer un résultat par une décision litigieuse, n’est-ce pas un moyen d’esquiver tout débat sur le jeu ?

Bien sûr, ces débats sont stériles. Les décisions de l’arbitre, en particulier en fin de match, ont un impact certain. Contre l’Afrique du Sud, Ben O’Keeffe fait peut-être des erreurs. Mais est-ce que c’est Ben O’Keeffe qui perd des duels aériens dans ses 40 mètres ? La France a perdu la bataille stratégique, et ça Ben O’Keeffe n’y est pour rien. Qu’il ait fait des erreurs ou non. En revanche, le style d’arbitrage de Wayne Barnes va trancher avec lui. Dans l’hémisphère nord, on laisse moins jouer. Barnes va donner beaucoup de coups de sifflet, ce qui me conforte dans ma vision d’un match haché, peu propice aux grandes envolées.

« Si les All Blacks parviennent à créer un écart, que vont faire les Sud-Africains ? Faire rentrer des deuxièmes lignes pour marquer des essais ? »

Ce fameux 7-1 fait beaucoup parler. Est-ce que Rassie Erasmus peut faire des émules ?

Je ne suis pas dans la tête des coachs, c’est possible ! Plus que ce 7-1, ce que je trouve intéressant, c’est qu’Erasmus a un XV type au coup d’envoi et un XV type au coup de sifflet final. Et je crois que ça peut ouvrir un débat. Les matchs internationaux, entre grandes équipes, se jouent à quelques points d’écarts, la décision se fait dans les derniers instants. Or, ce sont des matchs d’une grande intensité, qu’un joueur ne peut maintenir pendant 80 minutes. Si Rassie Erasmus avait Antoine Dupont, est-ce qu’il le mettrait sur le banc ? Je ne dis pas qu’il le ferait, je pose la question.

Combien de fois le demi de mêlée remplaçant du XV de France n’est pas entré, parce qu’il fallait tuer le match et que seul Dupont, aux yeux du staff, en est capable…

C’est là où je veux en venir. Plutôt que de compter sur Antoine Dupont, qui a 75 minutes dans les jambes, pour tuer un match, on pourrait faire débuter un autre joueur à sa place et Dupont entrerait, frais, pour le money time. C’est une piste de réflexion, et ça ne concerne pas que Dupont mais n’importe quel facteur X dans une équipe.

« Si Rassie Erasmus avait Antoine Dupont, est-ce qu’il le mettrait sur le banc ? »

Elle mérite d’être entendue (c’est la logique qui existe dans le basket, où les meilleurs joueurs sont toujours sur le parquet en début puis en fin de match, pour faire la décision. La différence avec le rugby, c’est les remplacements libres. On ne peut pas faire débuter Dupont, le faire sortir et le faire à nouveau rentrer, sauf blessure, ndlr). Hugo, on parlait de haute intensité mais on remarque que les équipes qui vont loin dans la compétition sont les plus expérimentées, et donc les plus vieilles…

C’est vrai, et ça n’est pas si surprenant, Samedi, il y aura un grand nombre de champions du monde sur le terrain. L’intensité physique, c’est une chose. Mais il y a l’intensité émotionnelle. Même un match du Six Nations ne peut préparer à un match couperet en Coupe du monde. L’équipe de France a beau être jeune, il y a des vainqueurs de Grand Chelem, des multiples champions de France et d’Europe. Et on a senti chez elle du stress, de l’émotion, lors du quart de finale. C’est un niveau de pression unique.

Cette Coupe du monde aura souri aux sélections expérimentées… et de l’hémisphère sud.

Le tirage au sort y est pour quelque chose car l’Argentine serait sortie en quart de finale face à un adversaire plus compétitif que le pays de Galles. Mais c’est vrai, les deux finalistes ont battu l’Irlande et la France ! Je pense que ce n’est pas révélateur de la tendance générale. Car le déclin de l’hémisphère sud est inéluctable. Le rugby à XV n’est plus le sport national en Australie, il l’est encore en Nouvelle-Zélande mais la faible démographie et le phénomène d’américanisation de la société – qui favorise d’autres sports – menacent sa suprématie. La finale de la dernière Coupe du monde U20, c’était France – Irlande. C’est là qu’est le vivier.

Posolo Tuilagi All Blacks
En juin dernier, les Baby Blacks n’avaient su contenir la puissance des Bleuets (14-35). (© Steve Haag / Icon Sport)

Il y a encore quelques années, c’était impossible de battre les Baby Blacks..

Si vous arriviez jusqu’en finale, vous espériez prendre moins de 40 points ! C’est révélateur. Je pense que dans 10 à 12 ans, les nations européennes domineront le rugby mondial. Elles ont un vivier supérieur et d’excellents techniciens pour l’exploiter. Et plus de moyens, forcément. Le public de l’hémisphère sud est un public de connaisseurs, ils regardent les matchs à la TV. En Europe, et particulièrement en France, les gens se déplacent dans les stades. Ils participent à une ferveur populaire et surtout à une économie du rugby.

À court/moyen terme, la Nouvelle-Zélande peut nourrir des ambitions avec Scott Robertson.

Avoir nommé Robertson sélectionneur est une excellente chose. La Fédération a sans doute eu peur de se le faire piquer, et il a su en jouer, en déclarant qu’il se voyait bien gagner la Coupe du monde avec deux nations différentes…

Officiellement, il succèdera à Ian Foster. Mais le vrai sélectionneur de cette équipe n’est-il pas Joe Schmidt ?

Je crois qu’on peut le dire. On parle de Rassie Erasmus quand on parle de l’Afrique du Sud, parce que c’est lui qui prend toute la lumière (il est directeur du rugby, le sélectionneur étant Jacques Nienaber, ndlr), on ne fait pas ça avec la Nouvelle-Zélande parce que Joe Schmidt est un personnage beaucoup plus discret. Mais en voyant jouer les All Blacks, il y a des choses qui ne trompent pas. On retrouve ce jeu méthodique qui était celui de l’Irlande quand il en était le sélectionneur (de 2013 à 2019, ndlr). Il est un homme clé du redressement des All Blacks.

Ryan Schmidt Foster
Jason Ryan, Joe Schmidt et Ian Foster (de gauche à droite) ont travaillé dur pour redresser les All Blacks. (© Getty Images)

Qui sont les autres ?

À l’été 2022, Foster a sauvé sa tête en acceptant de sacrifier ses adjoints John Plumtree (défense) et Brad Moar (attaque). Joe Schmidt a alors intégré le staff et Jason Ryan, qui a travaillé aux Crusaders et aux Fidji, a été nommé entraîneur des avants. Le travail de Schmidt et Ryan est déjà bien visible.

À quoi doit-on s’attendre avec Scott Robertson, de la continuité ?

Au niveau du staff, Schmidt ne restera pas, au contraire de Ryan qui sera toujours en charge des avants (Scott Hansen sera responsable de la défense, Jason Holland et Leon MacDonald de l’attaque, ndlr). Chez les joueurs en revanche, il y aura un gros brassage au cours des deux premières années. Dane Coles, Retallick et Aaron Smith arrêtent la sélection. Nepo Laulala, Whitelock, Brad Weber et Leicester Fainga’anuku partent en France, Frizell, Mo’unga et Beauden Barett au Japon.

Sam Cane et d’autres seront là pour assurer la transition mais il va y avoir un gros brassage. Plusieurs vont revenir pour postuler au Mondial 2027, mais certains jeunes se seront imposés car Robertson n’hésitera pas à les responsabiliser. Ceux qui ne viennent pas des Crusaders devront néanmoins s’habituer au système en 2-2-2-2, qui remplacera l’habituel 1-3-3-1.

Laisser un commentaire

%d blogueurs aiment cette page :